Je marchais non loin de l'hôtel – c'était le soir –
et quatre ou cinq gamins apparurent,
sur la peau de tigre des prés, sans
une roche, un trou, sans une touffe d'herbe
pour se mettre à l'abri d'éventuels coups de feu : car
Israël était là, sur cette même peau de tigre,
semée de maisons de ciment, et d'inutiles
murettes, comme on en trouve en chaque faubourg.
Je me joignis à eux, en cet endroit absurde,
loin de la route, de l'hôtel,
de la frontière. Ce fut une amitié de plus,
de celles qui ne durent qu'un soir,
et déchirent pendant toute une vie. Eux,
ces déshérités, qui de surcroît sont des enfants
(et qui ont, des déshérités, la science
du mal – le vol, les rapines, la tricherie –
et, enfants, le naïf idéalisme
de se sentir consacrés au monde),
ils eurent aussitôt l'antique lueur d'amour
- telle une gratitude - au fond de leurs yeux.
Et, parlant, parlant, jusqu'à ce que tombe
la nuit (et déjà l'un d'eux m'embrassait,
disant tantôt qu'il me haïssait, tantôt que non,
qu'il m'aimait, qu'il m'aimait), je sus tout sur eux,
je sus tout, simplement. C'étaient là des dieux,
ou les fils de dieux, qui mystérieusement tiraient,
avec une haine qui les aurait poussés à fondre, des monts de craie,
tels des époux assoiffés de sang, sur les Kibboutz envahisseurs,
de l'autre côté de Jérusalem…
Ces gueux, qui s'en vont dormir maintenant,
sans abri, au fond de quelque pré de faubourg.
avec leurs frères aînés, soldats
armés d'un vieux fusil et d'une paire de moustaches
en mercenaires résignés depuis toujours à mourir.
Ce sont les Jordaniens, terreur d'Israël,
ceux-là qui, face à moi, pleurent
l'antique douleur des proscrits. L'un d'eux,
délégué à la haine, déjà presque bourgeois (avec son chantage
moralisateur, son nationalisme qui blanchit d'une fureur
de névrose) me chante la vieille ritournelle
que lui serinent, à la radio, ses rois –
un autre, en haillons, écoute en approuvant,
tout en se blottissant, comme un chiot, contre moi,
sans rien éprouver en ce pré de frontière,
dans le désert jordanien, dans le monde,
qu'un misérable sentiment d'amour !


Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose (1961-1964) traduites par José Guidi, Gallimard, 1990