CONTRE-ÉVANGILE LUSITANIEN
Par Michel Bellin le jeudi 4 octobre 2007, 08:48 - Lien permanent
Je suis en train de dévorer un livre passionnant, dérangeant, foisonnant et écrit de main de maître : « L'évangile selon Jésus-Christ » de José SARAMAGO (Prix Nobel de littérature 1998). Au centre de ce contre-évangile, entremêlant histoire, mythe et fiction romanesque, l'auteur pose la question essentielle des rapports entre le plus absolu des pouvoirs et une impossible liberté. Jésus, fils de Dieu qui ne voulait pas l'être, devient une victime sacrificielle puisque, comme les révolutions, les religions dévorent leurs enfants. Les femmes plus que les hommes, et les bêtes innocentes… comme en témoigne cet extrait que j'ai choisi : le rite de la Purification autrefois dans le Temple de Jérusalem. J'ajoute que rien n'est pesant ici, rien de démonstratif : ce pamphlet voltairien et jubilatoire, avec ici ou là des petits traits humoristiques ou cyniques, se lit comme un ample récit, la plus belle Histoire jamais contée – comme titrait dans mon enfance un péplum hollywoodien avec, dans le personnage de Jésus un Jeffrey Hunter très bandant – en fait l'histoire la plus mystificatrice et la plus cruelle : celle de Dieu jouant à l'homme un bien vilain tour sous le regard servile et entre les mains manipulatrices de toutes les religions du monde. Avec des phrases telles que « Quand donc arrivera, Seigneur, le jour où tu viendras à nous pour reconnaître tes erreurs devant les hommes ? » ou encore Jésus évoquant Dieu sur la croix « Hommes, pardonnez-lui, car il ne sait pas ce qu'il fait », on comprend que ce roman ait fait scandale au Portugal et ait amené son auteur à fuir son pays d'origine.
« Près de l'autel, fait de grandes pierres non équarries, qu'aucun outil métallique n'a touché depuis qu'elles ont été arrachées à la carrière pour venir occuper leur place dans la gigantesque construction, un prêtre, pieds nus, vêtu d'une tunique de lin, attend que le lévite lui remette les tourterelles. Il reçoit la première, la porte sur un coin de l'autel et là, d'un coup, il sépare la tête du corps. Le sang gicle. Le prêtre en asperge la partie inférieure de l'autel puis va placer l'oiseau décapité dans une rigole d'écoulement où celui-ci achève de se vider de son sang et où il ira le chercher une fois son service terminé car il lui appartient désormais. L'autre tourterelle bénéficiera de la dignité du sacrifice complet, ce qui veut dire qu'elle sera brûlée. Le prêtre gravit la rampe qui mène au sommet de l'autel où brûle le feu sacré, et sur la corniche, au deuxième rang du même côté, sud-est celui-ci, sud-ouest le premier, il décapite l'oiseau, il arrose avec le sang le sol de la plate-forme aux angles de laquelle se dressent des ornements ressemblant à des cornes de bélier et il lui arrache les viscères. Personne ne prête attention à ce qui se passe, c'est une mort insignifiante. Joseph, la tête levée, voudrait percevoir, identifier, dans la fumée générale et parmi les odeurs générales, la fumée et l'odeur de son sacrifice, quand le prêtre, après avoir salé la tête et le corps de l'oiseau, les jettera dans le brasier. Il ne peut guère avoir de certitude. Brûlant entre les flammes convulsées, attisées par la graisse, le petit corps éventré et flasque de la tourterelle ne remplit pas le creux d'une dent de Dieu. Et en bas, là où la rampe commence, trois prêtres déjà attendent. Un veau tombe foudroyé par le merlin, mon Dieu, mon Dieu, comme tu nous as faits fragiles et comme il est facile de mourir. Joseph n'a plus rien à faire ici, il doit se retirer, emmener sa femme et son fils. Marie est de nouveau propre, il ne s'agit évidemment pas d'une véritable pureté, les êtres humains en général et les femmes en particulier ne sauraient aspirer à tant, mais il se trouve qu'avec le temps et avec sa retraite ses flux et ses humeurs se sont normalisés, tout est redevenu come avant, la seule différence étant qu'il y a deux tourterelles de moins dans le monde et un enfant de plus qui les a fait mourir. Ils sortirent du Temple par la porte par laquelle ils étaient entrés, Joseph alla chercher l'âne, et pendant que Marie s'installait sur le dos de l'animal en s'aidant d'une pierre, le père tint l'enfant, cela lui était déjà arrivé plusieurs fois, mais cette fois, peut-être à cause de cette tourterelle à laquelle il avait vu arracher les entrailles, il tarda à le rendre à sa mère, comme s'il pensait qu'aucun bras ne pourrait le défendre mieux que le sien. Il accompagna la famille à la porte de la ville puis il retourna au Temple pour y travailler. Il ira encore demain, pour finir la semaine, mais ensuite, loué soit pour toute l'éternité le pouvoir de Dieu, sans perdre un seul instant, ils retourneront à Nazareth. »
José Saramago, L'évangile selon Jésus-Christ, coll. Points, Seuil