(…) La magie de Pékin faisait reculer les horreurs de Shanghai, une trame commençait à se tisser qui est la mienne pour toujours, reliant les temples et les cèdres au jardin de la route Ghisi, le martin-pêcheur au bleu des pervenches.
De tous les temples à Pékin, de tous les lieux que je pouvais visiter où j'allais souvent seule me promener à bicyclette, je préférais le Tai Miao (le temple des Ancêtres), proche de la Cité interdite, avec ses cèdres, sa douce lumière tamisée, presque sombre, sa mystérieuse héronnière, les cris de ses oiseaux. J'ai passé là des heures dans la contemplation d'un détail : un poisson multicolore dans une jarre, l'herbe sombre sous les arbres, le canal qui s'en allait tout au fond du parc, son eau recouverte de petites feuilles vert clair serrées comme à la Fontaine de Jade.
Lieu de mystère, de concentration et de silence, Le Tai Miao devint pour moi le lieu idéal où imaginer les traits dans lesquels, un jour, s'incarnerait l'amour. Cette image était tissée de réminiscences où se mêlaient surtout une miniature de Nicolas Hilliard et un portrait de jeune homme qui se trouvent tous deux à la National Gallery – fantasme d'un homme vif, mince, jeune et brun, avec de grands yeux sombres. Peut-être, sans que je le sache, les deux boys de l'ambassade de Pékin, Yen-Yé et Yo-din, avaient-ils contribué à fixer ce type dans mon panthéon intérieur ? Yen-Yé était très beau, très mince, presque irréel dans sa longue robe de soie blanche, et Yo-din petit, comme un enfant. Mais tous deux avaient en commun des yeux noirs presque liquides, un teint mat, une sorte d'évanescence qui faisait de leur autre vie (la vraie) une existence fantomatique, car, avec leurs petites chaussures qui étaient, je suppose, en toile ou en velours noir, ils flottaient quand ils faisaient semblant de marcher.
Je ne veux pas que le souvenir de Yen-Yé me soit gâché par l'information qui devait me stupéfier plus tard : quand les Japonais firent le recensement des habitants de l'ambassade de France à Pékin, ils comptèrent une soixantaine de personnes dans les cuisines, obscur domaine dont je savais mal le lieu, moi qui voyais passer dans les escaliers deux anges célibataires vêtus de blanc, alors qu'ils devaient avoir, en d'obscurs et vastes recoins, plusieurs femmes, une progéniture innombrable, des cousins aussi nombreux que les étoiles du ciel.
Sensible au symbolique, je le devins chaque jour davantage à Pékin. Les temples étaient vides et le « quartier des légations », comme on l'appelait alors, où se trouvait le vaste édifice de l'ambassade, d'un calme parfait. Ce qui me plaisait infiniment, sans que peut-être j'en fusse pleinement consciente, c'était la géométrie des temples où le centre, le lieu essentiel et sacré, était protégé par des ponts de marbre, des enceintes, des cours donnant dans d'autres cours – admirables lieux de réflexion, de passage vers l'essentiel. L'Empereur, avant d'oser monter au sommet de la Terrasse du Ciel – elle-même surélevée sur trois socles concentriques de marbre -, devait faire halte au Palais de l'Abstinence.
Pour pénétrer dans la Cité interdite, que de ponts aveuglants et blancs ne fallait-il pas franchir ! Rien ne se faisait en ligne droite, d'un seul coup. Le mystérieux, le caché n'acceptaient de livrer leur secret que si l'on franchissait toute une suite de murs destinés à écarter les esprits, d'espaces où se dépouiller d'impatience, de portes et de salles ; que si l'on passait devant des guerriers de pierre interdisant l'accès, devant des stèles portées par des tortues-dragons. De toute évidence, rien ne serait simple.
Et rien ne le fut.
Pourtant, il y avait le poignant parfum des fleurs blanches, magnolias et pivoines. J'avais mes rites : il fallait, pour atteindre un parfum exemplaire, mélanger celui de la tubéreuse, riche et entêtant, avec celui de la feuille de l'œillet d'Inde, odorante de fine poussière ; trente ans plus tard, je devais retrouver un parfum légèrement semblable en Sicile, près des parcs regorgeant de jasmin, là où des chevaux avaient uriné sous des arbres. Comparé à la géométrie élaborée des architectures, ce parfum, lui, était simple et baignait l'esprit dans sa plénitude. Pourtant, comme il demeure difficile de le retrouver ! Délicate odeur des pivoines blanches, jamais plus entêtante qu'au moment où leurs corolles se défont et s'effeuillent dans les vases, comme si leur parfum s'exhalait à la mort de leur floraison ! Pivoines plumeuses, parfois veinées d'écarlate, duveteuses comme un poitrail gonflé de mouette blessée en plein vol, tachée de sang.
De tous les lieux les plus émouvants à Pékin, avec le Tai Miao émerge le site paradisiaque du Palais d'Eté. C'est sans doute là que j'ai vu le plus de lotus, sur la pièce d'eau où, autrefois, Tseu-Hi se faisait mener dans sa barque de marbre, accompagnée de ses suivantes. Le lotus me paraissait une fleur aussi fascinante que celle du magnolia, mais il lui manquait cette dimension que l'esprit pouvait franchir grâce au parfum. Pourtant il y avait quelque chose d'inouï dans la façon dont les lotus couvraient totalement le lac de leurs feuilles et de leurs fleurs, comme une surface végétale et mouvante redoublant celle de l'eau. Et puis toujours cette rosée, paresseusement captive des pétales !
Le Palais d'Eté (comme plus tard, à Rome, le jardin de la villa D.) était sans bordure, sans frontières ; son plan s'était écroulé sous la magnificence de la végétation ; les tuiles des toits dorés donnaient naissance à des arbres : tous les règnes étaient intervertis, sens dessus dessous, dans le fabuleux désordre qui émane du temps. L'image que le temps donnait ici n'était pas celle, humaine, de la désagrégation ou de la décrépitude, mais celle d'un foisonnement prodigieux qui montrait la supériorité du végétal sur les entraves du corps et de l'esprit. Tout, ici, était libre, démesuré ; le bateau de l'Impératrice meurtrière rendait l'âme dans les eaux ; les toits de tuile donnaient naissance à des racines ; et l'homme et la femme étaient enfin perdus et submergés par une puissance bénéfique à l'opposé des dieux grimaçants et des roues de la pénitence.

Diane de Margerie, Le Ressouvenir, Flammarion, 1997