COMMENCEMENT DU SILENCE

« L'Archevêque, hiératique sous la mitre et la chape violette, prenait une pincée de cendre dans le plateau d'argent et la déposait sur le front penché des femmes en prononçant les saintes paroles, tandis que l'orgue jouait en sourdine les Leçons des ténèbres de François Couperin. A le voir ainsi on l'eût pu croire pétrifié par le rite. Il n'en était rien. Des images circulaient avec son sang, il entendait des paroles qu'il avait cru insignifiantes.
Ce n'est qu'une fois son secrétaire mort et enterré que Ricardo Angiolillo entendit sa voix. A quel point les mots, leur intonation pouvaient demeurer intacts dans la chair du souvenir ! En se prêtant aux boutades humoristiques ou faussement déclamatoires de Raimondo Voto, l'Archevêque avait cru que ce n'était qu'un jeu, une amicale condescendance. Que n'eût-on accepté de Voto ! Une malformation de l'aorte l'avait empêché de faire carrière. Toutes les forces que d'autres usent dans l'action ou l'agitation, vanités, ambitions et espoirs, s'étaient concentrés dans une pensée intrépide détachée des étroites limites de l'ego. Sa foi nue conciliait la piété candide et l'extrême lucidité. Chez lui le cynisme léger allait de pair avec une bonté pudique. D'être condamné par les médecins et donc adossé à la mort, comme tout le monde certes mais de façon plus précise et proxime, lui donnait une liberté souveraine.
Imaginez quelqu'un dont la foi réelle et non ce jeu de concepts et de sentiments qu'on nomme ainsi. Il rirait de nos peurs, danserait, abattrait nos prétentions. Que lui importe ! Il embarque demain pour l'Essence divine. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent de certitudes – disait Voto – ne sont que des simulacres sincères. Mais comment se formaliser de propos quelque peu insolents qui ne sont pas destinés à la place publique et que tient quelqu'un qui peut passer d'un instant à l'autre ?

La chape et la mitre pesaient à l'Archevêque. Mon Dieu quel attirail ! Une sueur froide lui coulait sur la peau comme de gros insectes. Souviens-toi que tu es poussière. Faire attention. C'était la deuxième fois qu'il esquissait le geste de déposer la pincée de cendre sur les lèvres des fidèles. L'habitude. A y bien réfléchir, l'hostie engageait aussi à mourir… Etrange comme le film n'arrêtait pas. L'Archevêque distribuait les cendres et voyait en même temps le visage amical et ironique de Raimondo Voto pendant que des images passaient en flashes, que des bribes de conversation prenaient brusquement un sens précis, et que lui-même Ricardo, cardinal nommé et qui dans quelques semaines recevrait le chapeau, était en proie, pour la première fois, au malaise. Il n'avait aucune expérience de la vie spirituelle. Depuis sa jeunesse, il avait imité comme tout le monde, organisé des pensées pompées dans des livres et les discours, s'était efforcé d'éprouver les sentiments qu'on disait qu'un prêtre devait éprouver, si bien que les paroles nues qu'il entendait maintenant, sans rime ni raison, l'atteignaient en pleine poitrine. Tout se passait comme si Voto lui avait communiqué son regard et sa voix.
A bien considérer, ces dernières semaines les réceptions avaient mortellement ennuyé l'Archevêque. Des militants d'Action catholique – militants, quelle indécence, certains mots maintenant le faisaient rougir – venaient protester, lui arracher une déclaration, des syndicalistes, des patrons aussi bien. Il avait une réponse pour tous, il trouvait la faille, l'astuce ou seulement le jeu de mots. Qu'avait dit Voto ? Qu'avoir réponse à tout était un signe inquiétant, que l'honnêteté était souvent dans l'hésitation et le silence, qu'hélas, les papes donnaient l'exemple de l'inflation verbale.
Autrefois Angiolillo aimait sentir un bouillonnement autour de lui. La déférence ou la flagornerie de ses proches lui communiquait un sentiment de puissance et de bien-être. Maintenant les courbettes et flatteries, le prosélytisme des angoissés chroniques qui brûlaient d'ambition, sincèrement masqués de ferveur apostolique, toutes les marques soulignées de révérence lui causaient une sourde irritation.
Un matin, au Conseil archiépiscopal, alors qu'on en était venu à parler des prêtres qui désertaient, Voto s'était étonné qu'aucun évêque ne quittât et avait dit que le jour où cela arriverait ce serait un progrès spirituel. Comme quelqu'un protestait, il avait dit en souriant que les évêques trouvaient encore dans l'exercice de leur charge, outre l'atmosphère quelque peu féminine, la subordination ou l'adulation que l'on remarquait dans les foyers…
Récemment l'Archevêque était allé à Paris pour le service funèbre d'un cardinal romain qui était en même temps académicien français. Le service avait lieu à la Madeleine. Une centaine de personnes formaient un paquet infime dans l'immense nef : des académiciens cassés, quelques évêques, de vieilles gens. Ricardo avait physiquement saisi l'inanité et la tristesse de la situation. Quatre cardinaux concélébraient, dont le futur académicien français. Il était revenu triste dans son diocèse. Avoir tant souhaité devenir cardinal et s'apercevoir de la dérision de son désir. Il avait dit à Voto :

- Un cardinal, un académicien… ce n'est rien.
- Ne le saviez-vous pas, Excellence ? Un cardinal est déjà presque naturellement mondain, pas sa fonction de représentation et par sa tenue de grande coquette : qu'il vienne à obtenir quelque autre honneur civil, il devient le signe éclatant de la décadence spirituelle.

Son secrétaire ne manquait jamais de lui donner ses titres, Excellence, Monseigneur. Il disait les préférer à Père ou Père Evêque, ça faisait cucu, boy-scout ; on avait voulu croire qu'il suffisait de changer l'appellation, c'était un de ces mensonges ecclésiastiques, on proclamait une vérité qu'on ne vivait pas et, le faisant, on se mettait dans l'impossibilité de s'en apercevoir jamais.
Ainsi se déroulaient les images et se prononçaient les mots tandis que Ricardo de plus en plus las administrait les cendres… Longtemps, il avait tourné dans sa tête la déclaration qu'il devait faire concernant la loi sur le divorce. Son tort avait été de faire lire son texte à Voto. « Le temps où l'Eglise se servait de sa puissance temporelle et de son pouvoir spirituel à des fins politiques, avait-il écrit, était à jamais périmé. Mais nous sommes en démocratie : l'Eglise a donc le droit de chercher à faire prévaloir son point de vue par des voies démocratiques… » Rien à répliquer. Or le secrétaire avait dit : l'Eglise s'est servie de son pouvoir pour imposer son ordre à d'autres que ses fils, ce n'est que contrainte et forcée qu'elle a accepté les libertés démocratiques. Que les partis s'engagent et acceptent le choix d'une majorité, rien à dire. Mais que l'Eglise utilise l'alternative démocratique pour imposer une loi, elle traite alors la foi comme une opinion idéologique. Elle ne peut que mettre chaque conscience devant sa propre responsabilité. Impossible pour elle d'imposer quoi que ce soit à un seul être humain, hors de la logique de la foi, sous prétexte d'ordre moral. Etonnante l'autorité avec laquelle parlait le secrétaire : Ricardo ne s'en apercevait que maintenant.Cela devient irritant : il suffit qu'un mot se présente à sa pensée et il revoit le visage de Voto, son sourire, entend sa voix. Voyons que s'était-il passé à ce dernier conseil avant sa mort ? On avait parlé de groupes informels : Voto avait fait remarquer qu'on parlait peu de temps auparavant de communautés de base, de conscientisation, d'interpeller… Nous nous raccrochions aux mots comme à des bouées de sauvetage. A son avis, nous étions en plein enfantillage spirituel, nous cherchions des techniques, de nouvelles pensées et représentations quand il fallait consentir à l'absence de représentation et à la déception radicale de notre prétention à vouloir conduire les esprits. La seule chose était de créer du fond de nous une relation nouvelle, alors naîtraient des mots aussi vrais que des gestes d'amour. On parlait toujours de rejoindre la réalité, mais en partant des idées on ne pourrait jamais la rejoindre. Pour lui, l'Eglise ne pouvait apparaître aujourd'hui que comme une gigantesque machine publicitaire périmée dont presque tout le monde était fatigué. Elle avait perdu la pudeur. Il s'agissait bien de se mettre au goût du jour, il fallait retrouver la pudeur.

Que de femmes, que de vielles femmes ! Souviens-toi que tu es poussière. A leur âge et au sien, on avait bien besoin de cendres pour songer à la mort. Chaque jour, chaque heure vous receviez les cendres. La chape pesait de plus en plus. En voyant les rangs de fidèles qui emplissaient encore la travée centrale, il craignit de ne pouvoir tenir jusqu'au bout. Un mot lui vint aux lèvres : inutile, fatigue inutile. Un brouillard tremblait devant ses yeux. Il disait maintenant « Corpus Christi » en posant les cendres… Corpus Christi. Quand il s'en aperçut, il s'effraya. Il venait de renier Jésus ressuscité, sans le vouloir. Mais un sourire de connaissance se posa sur ses lèvres, il crut reconnaître le sourire de son secrétaire Raimondo Voto. Quelle importance ! La terre entière était le corps du Christ. D'ailleurs personne ne faisait attention. Il eût pu aussi bien dire : « je suis flagada. » Dans le flot qui s'avançait, à travers le brouillard de ses yeux, il ne percevait plus que la blancheur des visages et l'éclat des yeux. Milliers de visages et d'yeux, millions qui s'étaient avancés ainsi depuis les siècles des siècles, couchés maintenant dans la terre. La tendresse le submergea pour ces vieilles femmes. Soudain il reconnut parmi elles le visage de sa mère. C'était impossible. Dix ans qu'elle était morte. Son enfance l'atteignit comme un coup, son village… C'était donc cela, une intense pitié pour lui-même. Il se redressa en durcissant son visage. Mais une femme, juste avant qu'il ne déposât les cendres sur ses cheveux, leva les yeux et vit des larmes qui coulaient sur le visage hiératique. A vrai dire c'est parce que l'une de ces larmes était tombée sur ses mains jointes qu'elle avait levé les yeux. Elle se mit à son tour à pleurer. Et si nous étions russes tous les fidèles se mettraient à pleurer comme dans Tchekhov, peut-être parce que la pudeur a été perdue, à moins que nous ne soyons simplement fatigués de tant de choses.

Laissons les larmes. L'Archevêque vient de se déharnacher. Il rentre au palais le regard brouillé en tâtonnant comme un aveugle. Monseigneur ne descendra pas pour dîner. Qu'on lui monte une aspirine, deux sardines et une pomme.
Et maintenant que nous sommes tranquille en notre chacunière, que notre regard et nos idées sont redevenus clairs : décider quelque chose. De n'être pas cardinal ? Refuser de se rendre au Consistoire ? Ça servirait à quoi ? A proclamer ses certitudes nouvelles ? Ce serait le vrai moyen de devenir un leader, une vedette : encore une vanité, la même à l'envers. Déjà les deux B., comme on les appelait à Rome, faisaient leur campagne avant même le mort du Souverain Pontife. Qu'importe ! Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde. D'autres plus tard passés au feu, devenus réellement pauvres, prendraient la parole qui mettrait en marche. Pour lui qui avait ses racines dans le temps ancien, se taire, regarder, laisser mûrir et venir parfois peut-être sur son visage le sourire de connaissance qu'avait son secrétaire, jouer son rôle muet.
Commencement du silence.


Jean SULIVAN, Je veux battre le tambour, récits, Gallimard, 1975