« (…) Dans le livre, un feuillet. Une facture d'EDF pliée en quatre. Trivial secret ! Julius est à peine surpris. Il a deviné, ou plutôt il sait déjà, il se remémore en souriant. C'était son habitude quand il était trop pressé, quand la passion à ce point l'oppressait… Alors il se jetait sur tout ce qui lui tombait sous la main, un vieux cornet, un tract, une enveloppe ou le verso d'une facture. Et il délirait. « J'ouvre les vannes », disait-il à l'aîné. 14 juin1981. De Martyn à Julius. La fringale de nos corps. Et Julius se souvient, sans peine. Tout coule de source dans sa mémoire déliée. Cette nuit, la nostalgie est cadeau. Car ce n'est pas une nostalgie, plutôt une action de grâces.
C'était tout au début… Martyn devait faire un stage d'un mois près de Manosque. Ils s'étaient connus trois mois plus tôt à Pâques, en Bretagne. Ils n'avaient pu se résoudre à se quitter déjà. Ils avaient loué un mas minuscule, une sorte de borie sommairement aménagée, mais le verger était un Eden où Julius régnait sans partage. Chaque matin, ils se séparaient ; chaque soir, ils se retrouvaient. Chaque matin était un deuil. Chaque soir une éclosion. Non, Julius, non, n'aie pas peur de lire ; n'aie pas peur de te souvenir. L'amour est un viatique. Tout comme les livres, les lettres qu'on a aimées – celles qui nous ont aimés - ne peuvent mentir, ni même enjoliver. Elles ne datent pas, ne sont pas périmées. Le temps n'a rien à voir. L'instant-éternité ! Les mots nous parlent encore et encore. Ils disent le vrai. Surtout quand ils sont raturés de démence (la douce folie d'aimer en pure perte !). Ou de souffrance. Baume et parure. Tel est le sortilège des mots quand ils sont écrits non seulement avec de l'encre mais avec le sang, les larmes, le foutre et la sueur, tout ce qui fait la vie frémissante sur le parchemin de nos peaux. Peux-tu refuser cela, Julius, oserais-tu réfuter ce soir des traces de vie, ces germes de bonheur quand c'est lui qui te les offre, encore et encore, par-delà le temps assassin mais finalement impuissant, cette nuit et toujours, toutes vos nuits ensemble, et vos jours, vos siestes, vos apéritifs improvisés, sa fougue, sa violence, sa jeunesse impudente ! Si anodin d'entrouvrir un livre, si bouleversant…

« Ca m'a pris tôt ce matin, carissimo, juste avant le boulot en courant chez le boulanger : cet élan fou de pédé amoureux – vers toi, amigo – cette flambée, cette urgence. Envie de toi, fringale de ton corps, ivresse de me serrer tout contre toi, dans la chaleur de tes caresses… C'est plus souvent le soir que s'allume l'incendie. Aujourd'hui, c'est à l'aube, va savoir pourquoi ? Fièvre du désir, excessive et dérisoire, je sais, tu le répètes assez, mais je dis, moi, rituel magique, fanatique, obligatoire, comme lorsque tout mioche, captif à la maison, je mijotais dans la grippe, providentielle prison ! Pas envie de guérir !
Je ne comprends pas ce qui m'arrive, pourquoi depuis ce printemps je t'ai dans la peau à ce point. Avec raison : la peau, c'est bien connu, c'est ce qu'on a de plus profond. Notre seule partition. Alors, j'écris, tu griffonnes, nous improvisons à l'aveuglette. Et pourtant, ni l'un ni l'autre, même moi avec mes quinze ans de moins, nous n'avons un profil d'éphèbes, sans graisse ni poils superflus, gueule d'ange et queue impériale ! Malgré les imperfections, tel un puzzle enchanté, nous nous assemblons pourtant, nos corps s'épousent, nos cœurs vibrent à l'unisson… Je sais, c'est romantique. Tu vas encore te moquer ! Moque-toi, vieux cynique, mais laisse-moi rêver. Après trop de vagabondages, je me croyais rassasié et déjà assagi, me mentant à moi-même. A peine quelques heures plus tard… Déjà faim de toi, de tes rondeurs, de tes lourdeurs, de tes paluches de jardinier délicat qui savent se faire tendres et caressantes, malice dans tes yeux, crinière rebelle, et ta voix toujours trop forte, ta grosse voix qui me gronde. Pas de zone interdite, pas de chasse gardée, pas de noblesse ici et de honte plus bas : tes couilles qui débordent, ta verge qui m'émeut, pas géante, certes, mais on s'en fout, touchante et vaillante (et je rêve presto de son orgueil bouffi !), tes fesses de velours que je palpe et pétris… et j'en oublie… et le jour se lève paisible et lumineux… et il faut se quitter. Déjà ! Et sur mes genoux, pendant le temps de pause, mon écritoire tressaute et mes croissants s'émiettent car je bande pour toi… et je rêve tout haut, encore, sans cesse, je rêve du soir qui vient. Des caresses inédites, de torrides impros, variantes à l'infini qu'il faudra bien tester : de l'huile dans ma main pour assouplir ta peau et sur ton zob du miel pour de chastes dînettes… ni corvée conjugale ni devoir sodomite, non, juste le plaisir, le bel et bon jouir, la fête, la déviance dans toute son outrance, sa poésie, son innocence, sa compulsion, son humour toujours… te caresser bientôt, dès ce soir, au soir de l'Ascension grimper au septième ciel, t'effleurer, te pétrir, t'envelopper, te frôler, te pressurer, te meurtrir, t'aspirer, te mordre, t'assiéger, t'investir, butiner dans ton cou, sur ton front, dans le creux des oreilles, sur le gland, partout, me perdre dans ta gorge, dans le val d'une épaule, m'essouffler, haleter sur tes lèvres (sory, tu n'aimes pas, faudra bien y venir), mélanger nos sueurs… ah ! L'alchimie des effluves et des bosquets secrets…Mais non, Julius, tu n'es pas vieux ! Jamais trop vieux pour moi. Me lover dans tes replis, folâtrer dans ta toison, explorer entre tes cuisses le ténébreux vallon, remonter jusqu'à l'épaule ronde, y surfer jusqu'au téton droit – celui que je préfère – puis délaisser enfin ces menus amuse-gueule, m'enfoncer dans la spirale sans retour, bramer comme un malade et, soupir ou sanglot (à chacun sa chanson !) dans un ultime spasme, épandre sur ton ventre mes râles opalins…C'est beau, la poésie !… et puis reprendre souffle (je sais, je sais, je suis un insatiable !), émerger, inspirer, expirer – merci, la vie ! – retrouver peu à peu figure humaine, amour civilisé, retrouver ton visage si tendre et si rugueux, ton beau nez anguleux, ces joues qui ne connaissent, dans le temps des vacances, ni mousse ni onguent et qui poncent en douceur mon bonheur vagabond… et déjà, de nouveau, puissante compulsion, tout au bas de ton ventre, sous la broussaille drue, ton sexe pâle, à nouveau docile, sa poche tiède et soyeuse qui roule entre mes doigts… j'aimerais l'entrouvrir pour gober les agates précieuses, mes deux ensorceleuses, et je les imagine en or, en rubis, je les rêve en vermeil ou simples burlats de juin qui m'attendent au jardin, dis, mon Julio, loup y es-tu, qu'en dis-tu, que fais-tu ? M'entends-tu ? M'attends-tu ? Te moques-tu de moi, ton bel intérimaire ? Me fais-tu des reproches ? Mais non, je te connais, tu frémis, tu bandes sans vergogne, tu guettes près du cyprès… Attends-moi, ouvre-toi, c'est ce soir, je suis là !
»

Attends-moi… je suis là. Julius a murmuré les derniers mots dans le silence. Le feuillet a glissé de ses doigts. L'a-t-il déchiffré ou juste récité ? Les mots s'appellent et s'ajustent d'eux-mêmes à force d'avoir été caressés. Nulle angoisse ce soir. Nul remords. Pas même d'avoir cédé à la nostalgie. Non, c'était un merci. Toujours à sa merci. Et c'est là le miracle. Le corps est apaisé. Provisoirement à l'abri. Presque repu. Au bas de son ventre, nul relief. Juste un émoi chaud, pénétrant, une touffeur rassurante. Et si la vie se nichait là ? Egalement dans son cœur qui cogne. Aux deux extrêmes, en somme. Car l'homme est un. L'ange et la bête. L'ange… Raphaël… Quel jour sommes-nous ? A marquer d'une pierre blanche. Nostalgie… Nutella… gratitude… Martyn… juste aujourd'hui… sa lettre… Raph… les autres lettres ? … Quelle journée !

Doucement, sans heurts (à part le soubresaut, juste avant le sommeil) le cerveau capitule. L'attention lâche des mailles. Une à une, les pensées de Julius se sont décousues. Conscience délitée. Encore quelques fragments. Dissouts dans le noir. Dans l'oubli provisoire… Merci. »


Extrait du Messager, chapitre X, H&O, 2003


OUI, MERCI À TOI, VIEUX FRÈRE !