Que ce soit par plaisir ou par nécessité, on ne voyage plus aujourd'hui comme au temps de Stendhal ou de Valery Larbaud. Ce qui, il y a un demi-siècle encore, restait une aventure, le plus souvent individuelle, est devenu de nos jours une entreprise collective, un déplacement organisé. On part en groupe – pour ne pas dire en troupe – dès qu'il s'agit d'occuper le temps libre des loisirs.

Contrairement à l'idée naïve ou romantique qu'on pourrait s'en faire, les Anciens voyageaient très rarement pour leur plaisir. Pourquoi les Egyptiens, les Phéniciens, les Grecs risquaient-ils leur vie sur les mers ? Pour commercer, fonder colonies et comptoirs, faire la guerre. Le goût de l'aventure et le besoin de découverte ne surgiront que bien plus tard, quand le voyage cesse d'apparaître comme une malédiction.

Mille raisons par la suite poussèrent les hommes à voyager, des plus impérieuses aux plus désintéressées : se procurer du blé, de l'or, des femmes ou des esclaves, entreprendre des pèlerinages, découvrir la planète, s'exiler en des terres nouvelles. Le voyageur découvreur ou explorateur se donne pour tâche plus ou moins volontaire d'inventorier l'œuvre divine et la multiplicité – comme la singularité – des réponses fournies par les coutumes des peuples rencontrés. Tribus, royaumes, empires, îles, volcans, glaciers, steppes, déserts deviennent des espaces de découverte et de rencontre, d'étude et de savoir, où circuleront ensuite savants de toute sorte, naturalistes et, plus tard, ethnologues et archéologues.

Source jadis de rapt et de profit, l'ailleurs devient source de connaissance avant de muer, de nos jours, en source d'évasion et d'émotion. Ni Cook ni Magellan n'ont entrepris le tour du monde dans le seul but de s'extasier ou de s'épouvanter mais, avant tout, pour découvrir, connaître, comprendre et relater, ce qui constitue les quatre points cardinaux du voyage. Ainsi définirai-je minimalement le voyageur : celui qui, en se déplaçant, s'éprouve, s'instruit et s'enrichit… A l'image d'Ulysse, le premier d'entre eux qui lors de son retour vers Ithaque sut vaincre l'épreuve des monstres, surmonter l'appel des Sirènes et connaître la triple initiation amoureuse de Circé, Calypso et Nausicaa. Ainsi rentrera-t-il initié à Ithaque, riche de tous les acquis que propose le vrai voyage.

Et les voyageants ? Et les voyagés ? Je risquerai là encore une définition minimale : un voyageant est une personne qui se déplace pour son travail plus que pour son plaisir : pilotes, représentants, techniciens, scientifiques, reporters, diplomates, hommes politiques (en période électorale principalement), missionnaires, personnes déplacées ou exilées, espions… Le voyageant perpétue dans le monde moderne la fonction la plus primitive du voyage : commercer. Son déplacement est en principe productif mais contraignant, à l'inverse de celui du pèlerin, qui est improductif mais librement choisi. Quant aux voyagés, ces non-aventuriers du monde moderne, ces fonctionnaires oisifs de la civilisation des loisirs, qui constituent aujourd'hui le contingent le plus nombreux de ceux qui se déplacent, ils confient entièrement à d'autres qu'on nomme voyagiste le soin d'assurer leurs déplacements et leurs loisirs. Ils paient la suppression de ce que fut pendant des siècles le voyage : la mise à l'épreuve de soi-même face aux hasards de l'horizon et aux incertitudes des rencontres. Pour le voyagé, le monde n'est pas à découvrir : il est seulement à dépenser.

Aucune nostalgie, non, dans ces lignes. D'ailleurs le monde se prête encore à mille aventures pour ceux qui les désirent. Alpinistes, spéléologues, océanographes, cosmonautes sont eu aussi d'authentiques voyageurs, mais des voyageurs verticaux, explorant le subconscient de la planète. Reviennent aussi, discrètement, les voyageurs d'autrefois qui préfèrent la lenteur des canaux et les méandres des sentiers à la rectitude des routes.

Dans un monde où tous les pays semblent à notre portée, l'essentiel demeure : voyager n'est pas seulement se déplacer. Inutile de courir vers le mirage polynésien si c'est pour y passer des heures à se mirer dans un lagon. Voyager, c'est rencontrer l'autre, pour le meilleur ou pour le pire, le connaître ou le reconnaître. C'est abolir l'inconnu, dans tous les sens du terme. Et, comme le dit si bien le poète libanais Georges Schehadé, aller de par le monde afin d'y « rencontrer la poussière savoureuse des hommes ». En somme, voyager c'est n'être jamais seul.


Jacques Lacarrière, Le Monde de l'éducation, mai 1997 (extraits) repris dans Le Monde 2 N°182 du 11 août 2007