Judith BROUSTE

Tout ce que tu dis, André, sur les livres, la musique… est si bien ! Trop bien peut-être…Je me promène aussi pieds nus sur le sable, mais je perds souvent l'équilibre, et le sable devient mouvant. La légèreté, la pureté deviennent difficiles, une vraie conquête. L'éblouissement de vivre n'a jamais cessé. Mais non plus le refus du monde. Ni la révolte.
Oui, je connais les très beaux disques avec Clara Haskil… J'ai beaucoup écouté aussi Yves Nat… Les dernières sonates de Beethoven. Mais j'ai aimé passionnément les vivants de ma jeunesse. J'ai aimé ceux qui ont été contre le monde, dans son envers… Janis Joplin… Jim Morrisson… Il y a une forme de violence dans laquelle je me retrouve : la rage de vivre contre. Toi, connais-tu la haine ? Et pour qui ?


André COMTE-SPONVILLE

La haine ? de moins en moins ! La colère et le mépris, oui, encore un peu. Mais la haine… Tu sais ce que dit Spinoza : « Les hommes se haïssent d'autant plus qu'ils se figurent être libres. » Disons que j'ai trop conscience de la nécessité de tout pour haïr vraiment. Qui haïrait la mer ou le vent ? Et que sommes-nous d'autre qu'une bourrasque ou une brise, dans le grand vent du réel ? Qu'une goutte d'eau dans l'immense mer. Qui se choisit soi ? Il faudrait n'être rien, c'est ce que Sartre a vu, et qui le réfute. La liberté (au sens métaphysique du terme : le libre arbitre, le choix de soi par soi, le pouvoir indéterminé de se déterminer soi-même…) n'est possible qu'à la condition de n'exister pas. Le réel nous en sépare : notre corps, notre vie, notre histoire. Un salaud, ce n'est jamais qu'un enfant qui a mal tourné. Et que reprocher à un enfant ? Et qui choisi de tourner mal ?

On m'a rapporté qu'un jour Malraux interrogea un vieux prêtre, pour savoir ce qu'il retenait de toute une vie de confesseur, quelle leçon il tirait de cette longue familiarité avec le secret des âmes… Le vieux prêtre lui répondit : « Je vous dirai deux choses : la première, c'est que les gens sont beaucoup plus malheureux qu'on ne le croit ; la seconde, c'est qu'il n'y a pas de grandes personnes. » C'est beau, non ? Le secret, c'est qu'il n'y a pas de secret. Nous sommes ces petits enfants égoïstes et malheureux, pleins de peur et de colère… Haïr ? Ce serait ne pas comprendre, et se donner bien facilement raison. Une fois qu'on a renoncé à la superstition du libre arbitre, à l'idée que les gens feraient exprès d'être ce qu'ils sont, la haine s'apaise. Pour laisser place à l'amour ? Ne rêvons pas… Pour laisser place plutôt, et peu à peu, à la miséricorde et à la compassion. L'amour vaudrait mieux, bien sûr, mais en sommes-nous capables ? Si peu, si rarement, si mal… La miséricorde et la compassion sont davantage à notre portée. C'est en quoi le message de Bouddha, certes moins ambitieux ou exaltant, est sans doute plus réaliste que celui du Christ… Les béatitudes, si l'on ne croit pas à l'au-delà, c'est beaucoup nous demander, non ? Enfin chacun fait ce qu'il peut, et l'on ne peut guère. Mais justement, cela nous ramène à la haine, j'ai trop conscience du peu que nous sommes et que nous pouvons, j'ai trop conscience de notre misère, comme dit Pascal, j'ai trop conscience de notre faiblesse, trop conscience des déterminismes qui pèsent sur chacun de nous, des hasards qui nous font et nous défont, pour pouvoir détester vraiment. Comment haïr un animal ? Et que sommes-nous d'autre ? Je ne crois pas assez à l'humanité pour détester les hommes. L'antihumanisme et la miséricorde vont de pair. « Le matérialisme, disait La Mettrie, est l'antidote de la misanthropie » : il est d'autant plus humain qu'il est moins humaniste (qu'il se fait moins d'illusions sur les hommes). Je prends « antihumanisme », tu l'as compris, Judith, au sens d'Althusser : il ne s'agit pas des droits de l'homme mais de la conception que l'on se fait de l'humanité, non de ce que l'on veut pour les hommes (de l'humanisme pratique) mais de ce que l'on en pense (ce pourquoi Althusser parlait d'antihumanisme théorique). Or je n'en pense pas assez de bien pour leur reprocher le mal qu'ils peuvent faire, je ne m'illusionne pas assez sur leur liberté pour pouvoir les haïr. Au rebours, combien d'humanistes ont fait payer chèrement aux hommes la haute idée qu'ils se faisaient de l'humanité ?

Est-ce à dire que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Au contraire ! Tout va mal, puisque tout meurt, puisque toute vie est souffrance, comme dit le Bouddha, puisqu'on ne sait ni aimer ni perdre… Mais à nouveau cela pousse davantage à la compassion qu'à la haine. « La légèreté, la pureté deviennent difficiles », dis-tu. Comme c'est vrai ! Comme la vie est lourde parfois ! Comme on voudrait s'asseoir et pleurer ! Oui, ce qui demeure en moi, ce n'est pas la haine : c'est l'horreur, le dégoût, le refus, les larmes. C'est folie, en un sens : la sagesse serait d'accepter tout. Mais je me moque de la sagesse. Ou si je veux bien accepter à la rigueur, puisqu'on ne peut faire autrement, je me refuse à célébrer. Le monde n'est pas Dieu. Accepter, supporter, oui, s'il le faut ; mais qu'on ne me demande pas d'applaudir ! Le monde est atroce, la vie est atroce : toute cette souffrance, toutes injustices, toutes ces horreurs sans nombre… C'est Laforgue qui a raison, là encore : « La vie est vraie et criminelle. » Quelle formule plus exacte ? On dira qu'il y a aussi des plaisirs, des joies… Bien sûr, mais cela ne compense pas ! Mille enfants qui rient, cela ne fait pas le poids contre un qui souffre ou qui meurt. L'horreur est la plus forte. Cela n'empêche pas de jouir de la vie quand elle est là, du plaisir quand il est là. Mais cela empêche, ou devrait empêcher, d'en jouir avec trop d'enthousiasme ou d'égoïsme. La seule sagesse aujourd'hui acceptable est une sagesse tragique, comme dit mon maître Marcel Conche, autrement dit une sagesse qui ne fait pas l'impasse sur l'atrocité quotidienne : une sagesse qui ne fait pas comme si le pire n'existait pas, comme si Auschwitz n'existait pas, comme si la souffrance des enfants et la décrépitude des vieillards n'existaient pas…Sagesse tragique : sagesse du désespoir.


LA SEMAINE PROCHAINE, À L'OBJECTION DE SON INTERLOCUTRICE, ANDRÉ RÉPOND : RETOUR AU RÉEL… RETOUR, MALGRE TOUT, À L'AMOUR…