Route du Mont Frileux, Chemin de la Verrerie, Allée des Framboisiers, Rond de la Mare aux Saules : sur des petits panneaux de bois cloués aux arbres, ce sont les noms de la forêt. Allée des Framboisiers. On sait très bien qu'il n'y aura pas de framboises, mais on s'avance dans ce mot sous le couvert des chênes, à la fin du printemps, et l'air embué de fraîcheur semble mouillé de ce parfum, d'une promesse fragile et veloutée. Bien après la maison du garde, le chemin se rétrécit, s'infléchit sur la droite et peu à peu descend vers la lisière. C'est la forêt-jardin, un peu plus claire à chaque pas, et le ciel entrouvert garde dans sa lumière un peu de cette idée framboise…

Rond de la Mare aux Saules, on est au Moyen Age, en devinant juste à côté du carrefour des voies civilisées tout un espace glauque aux limites incertaines, où le sol se dérobe sous des herbes longues et vernissées. L'hiver y squelettise les chimères, un brouillard froid s'attache aux branches noires sur l'eau grise… L'été, le cœur du sortilège d'eau se rétrécit, mais une vie étrange y cache les mystères, des buissons resserrés côtoient les saules morts, fantomatiques, couchés dans des poses crispées, criant dans le silence vers le ciel…

Rond de la Mare aux Saules, Allée des Framboisiers, le Moyen Age et le jardin, la flânerie légère et le secret du temps, la forêt tout entière balance entre ces mots magiques. On s'y avance au bout du monde, mais on est encerclé. On y invente en même temps le désir de se perdre et la surprise de s'y retrouver. A l'abri, en danger, à l'ombre des noms familiers, c'est le chemin des jours dans une cathédrale.

Au début de l'été, tout change en quelques jours. En quelques jours, le tapis d'or pâli des fougères éteintes disparaît sous l'assaut vert fragile des crosses neuves recourbées qui se déploient en palmes de fraîcheur. Les buissons de genêt mélangent leur couleur soleil et ce parfum sucré qui fait penser déjà aux pluies d'été, fouilleuses de mémoire. Bientôt naissent les digitales vénéneuses, dans la chaleur humide, languissante. Digitale. Le mot a la douceur et la sexualité meurtrie, un peu amère, de la fleur, d'un rose-mauve au creux de son calice, et qui pâlit en s'évasant au jour, au bord des lèvres menacées, diaphanes. On les cueille parfois, en rêvant d'installer chez soi cette impalpable luxuriance. Le résultat est décevant. Domestiquée, la digitale s'en tient à une grêle nudité ; dans la transparence du vase, les clochettes pleurent d'ennui en larmes un peu gluantes d'humeur triste. Domestiquées, les branches des genêts se fripent et perdent en moins d'un jour des pétales en papier qui n'ont plus de parfum.

Comme aux coquelicots la vague des blés d'herbe, il faut aux fleurs de la forêt d'été cet espace magique entre la Mare aux Saules, l'Allée des Framboisiers, ce silence de bois, de feuille et d'eau troublante. On n'apprivoise pas vraiment ; on longe les allées, les couleurs, les parfums, en les tenant sans les tenir, et ce sont eux qui nous inventent.

Philippe Delerm, LE BONHEUR, Tableaux et bavardages, Editions du Rocher, 1998