Mais si c'est pour eux, et pour réellement voir, je ne les comprends pas bien. Quand on voit les choses en courant, elles se ressemblent beaucoup. Un torrent c'est toujours un torrent. Ainsi celui qui parcourt le monde à toute vitesse n'est guère plus riche de souvenirs à la fin qu'au commencement.

La vraie richesse des spectacles est dans le détail. Voir, c'est parcourir les détails, s'arrêter un peu à chacun, et de nouveau saisir l'ensemble d'un coup d'œil. Je ne sais si les autres peuvent faire cela vite, et courir à autre chose, et recommencer. Pour moi, je ne le saurais. Heureux de Rouen qui chaque jour peuvent donner un regard à une belle chose, et profiter de Saint-Ouen, par exemple, comme d'un tableau que l'on a chez soi.

Tandis que si l'on passe dans un musée une seule fois, ou dans un pays à touristes, il est presque inévitable que les souvenirs se brouillent et forment enfin une espèce d'image grise, aux lignes brouillées.

Pour mon goût, voyager c'est faire à la fois un mètre ou deux, s'arrêter, et regarder de nouveau un nouvel aspect des mêmes choses. Souvent, aller s'asseoir un peu à droite ou à gauche, cela change tout, et bien mieux que si je fais cent kilomètres.

Si je vais de torrent en torrent, je trouve toujours le même torrent. Mais si je vais de rocher en rocher, le même torrent devient autre à chaque pas. Et si je reviens à une chose déjà vue, en vérité elle me saisit plus que si elle était nouvelle, et réellement elle est nouvelle. Il ne s'agit que de choisir un spectacle varié et riche afin de ne pas s'endormir dans la coutume. Et encore faut-il dire qu'à mesure que l'on sait mieux voir, un spectacle quelconque enferme des joies inépuisables. Et puis de partout on peut voir le ciel étoilé. Voilà un beau précipice !

29 août 1906

Alain, Propos d'un normand 1906-1914, II NRF Gallimard, 1955