Ce qui est effrayant à penser, c'est que les nouveaux qui arrivent, qui arrivent là tout seuls, qui sont séparés brusquement de leurs électeurs, de leurs comités, de leurs amis, vont être assiégés et attaqués, de face et de flanc, par les troupes compactes des anciens, qui se sont agglomérés et unifiés, qui ont déjà des traditions, des principes, des formules, comme aussi des habitudes d'oreille, si l'on peut dire. Le nouveau sera là dedans comme un paysan dans un salon ; il sentira bientôt qu'il ne peut être écouté, ou seulement compté pour quelque chose, que s'il adopte la coutume du lieu. Il y a une manière d'être député, dans l'allure, dans les paroles, et aussi dans les opinions, que les nouveaux n'ont pas, et qu'ils vont vouloir prendre, surtout les plus jeunes. Aussi, comme ces forces nouvelles seront bientôt broyées ou pétries ou façonnées ! J'ai de la tête, à ce que je crois ; mais en vérité, si j'étais député, je me demande comment j'échapperais à cette action du milieu. Il faudrait savoir, au commencement, parler peu, et surtout ne pas écouter du tout ceux qui ne parlent pas du haut de la tribune.

J'ai observé qu'il est impossible de voir souvent des gens avec qui l'on est perpétuellement en conflit. Plus ils sont sociables et tolérants, plus ils sont dangereux. Car une nature un peu vive se hérisse contre la critique. Mais que faire contre la politesse et la cordialité ? Le besoin d'être du même avis qu'un homme aimable avec qui l'on s'entretient est un des plus puissants qui soient. Personne n'y résiste. Et ce ne serait que bonté, si l'on ne se déformait pas soi-même selon ce que l'on dit. Le désirable, ce serait que chaque député exprime bien ceux qu'il représente. Le mal, c'est que chaque député exprime d'autres députés, sans compter les amis qu'il trouve à Paris. Paris pèse sur la chambre ; la chambre pèse sur ses membres ; la tradition parlementaire pèse sur tous.

Qu'est-ce que l'électeur dans tout cela ? Une plume, une légère plume. Et que sera-ce avec la Proportionnelle ? Mais je l'ai trop dit… Non, je ne l'ai pas assez dit.

6 juin 1910


ALAIN, Propos d'un normand, 1906-1914, XCVIII, Gallimard, 1956