En termes économiques, cela se traduit dans le système néo-libéral par la victoire de la logique financière sur la logique industrielle. Les économistes eux-mêmes avouent que cette logique est une impasse. La logique financière est celle du CAC40 dont on nous signale les variations vingt fois par jour à la radio. La logique industrielle demande, elle, d'investir pour le futur, en espérant des bénéfices dans cinq à dix ans. Mais dès qu'une entreprise est cotée au CAC40, il lui faut assurer 15% de rentabilité par an à ses actionnaires. Du coup, il faut rogner sur tout, y compris sur la « variable humaine ».On arrive ainsi à cette situation insensée où des entreprises qui font des profits licencient.

Dans un autre domaine, notre rapport à la vérité est complètement vicié. La vérité demande du temps pour être cherchée, affinée. Elle ne tombe pas du ciel comme cela. Or aujourd'hui, le scoop, les sondages et l'exclusivité règnent en maîtres et dénotent un rapport au temps complètement paranoïaque. Cette victoire du court terme sur le long terme est dramatique car toutes les institutions humaines en pâtissent : l'information, mais aussi la politique. Un homme politique doit résumer sa pensée en 40 secondes pour la télévision et s'il parle pendant 1 minute 30, c'est trop, on passe à la trappe. Ce tic-tac du chronomètre est une vraie folie. Les progrès technologiques ne font qu'accentuer cette course. Une seconde, c'est aujourd'hui beaucoup trop long. Les moteurs de recherche sur Internet trouvent des millions de pages sur un item en quelques centièmes de seconde.

Cette accélération perpétuelle introduit dans la société une logique d'effondrement et de dislocation. Pour qu'une société existe, il faut du long terme. L'éducation d'un enfant, une école, c'est du long terme. La construction d'un chemin, c'est du long terme. Nous sommes au contraire dans la « spirale de la performance » comme disent nos amis québécois. Celui qui est le plus rapide gagne. Etre compétent, c'est être rapide. La vitesse, c'est la domination. « L'accélération est présentée abusivement sous le nom du progrès » note Paul Virilio qui avait senti cela de manière prophétique quand il disait que la vitesse est une sorte de barbarie.

Heureusement, on peut voir partout des formes de résistance à cette accélération. Il y a des milliers de signes protestataires. Cela va des mouvements qui critiquent la télévision et refusent d'être bouche bée devant la technique (« Casseurs de pub ») à des signaux plus modestes comme l'engouement des Français pour la randonnée par exemple. Je remarque aussi dans les mouvements associatifs et culturels une grande soif de délibération en public. Il existe aussi une protestation muette face à cette névrose de la vitesse. Comment faire pour que tous ces signaux deviennent une force, c'est toute la question. Un des grands enjeux politiques à venir est de réinvestir les mots comme la patience, la lenteur, la rumination. Parler de croissance et de décroissance ne peut se faire sans aborder cette question essentielle de notre rapport au temps.


Contribution de Claude Guillebaud dans le dernier n° de « LA DÉCROISSANCE Le journal de la joie de vivre » N°39 (mai 2007).
Ecrivain et éditeur, Jean-Claude Guillebaud est auteur de La force de conviction (2006)


PS Très comestible et savoureuse cette feuille de chou écologique que je dévore chaque mois ! Je vous la recommande.
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Prochain numéro en kiosque le 1er juin.