Oui, j'abhorre le travail. Mais à cet échalas de haine s'accrochent des poussières d'étoiles, qui forment comme une torsade de regrets. Si la vie m'en avait ménagé le loisir, qui sait ? je fusse devenu le tonitruant homme d'action qui plie le monde afin de l'arrondir et déplie l'agenda des jours avec des gestes avisés de repasseuse.
Je dois avoir reçu l'éducation la plus incohérente, et pour l'hérédité n'en parlons pas. Mes parents marchaient la tête haute dans le cortège. On n'a pas le choix, prétendaient-ils. Qu'ils aient eu raison pour leur compte, allons, je veux bien l'admettre, mais cette conviction qu'ils prétendaient m'inculquer, héritée d'une procession d'aïeux compassés plus ou moins authentiques, n'a pas entamé d'un iota le règlement d'atelier de ma paresse. On entre en paresse comme on entre en religion.
J'entends encore ma mère :
- Il ne fera jamais rien de bon.
Et mon père (était-ce mon père, ce Caton myope au profil bourgeonnant ?), mon père légitime ou non de renchérir :
- Propre à rien, bon à tout.
Ainsi réussissait-il à me faire sourire. La formule m'enchantait. Si j'étais né plus tôt, nul doute, pensais-je, que j'eusse rencontré l'un de mes vrais maîtres au moins, qui m'aurait tendu sa carte de visite : Georges Fourest, oisif.
Oui, j'aurais aimé m'asseoir à sa table d'une terrasse bariolée, comme j'aime l'ironie brouillonne du quartier de la Goutte-d'Or, et qu'il me plaît de voir mes amis de Barbès à ce point pénétrés de la grandeur du Travail qu'ils se gardent bien de tremper dans la conjuration.
« Tous les gens que j'ai vus travailler m'ont gêné », dit Perros, qui note à la réflexion : « Sinon les simples artisans. » Pour ma part j'ajouterai les voleurs. Je risque ainsi d'être encore plus mal vu, mais c'est tant mieux. Si j'étais capable de raconter des histoires, c'est des histoires de voleurs que je raconterais. Il existe des légions de bons voleurs dans la littérature, mais le mauvais larron n'a jamais la cote. Je ne souhaiterais pas que mes voleurs ressemblassent à Jean Valjean (par exemple). Je connais quelques arcans plus ou moins patibulaires à qui le titre nobiliaire de paresseux convient à merveille. Je jurerais que Perros en a rencontré, lui qui n'hésite pas à qualifier la paresse « la plus difficile, la plus fatigante façon d'être qui soit. Et l'état privilégié par excellence. Mais impossible à vouloir. On ne peut pas être paresseux. Il ne suffit pas de dormir, de se coucher sur le sable, d'attendre comme éternellement la mort. C'est tout le contraire. L'état nerveux par excellence ; mais incapacité d'épouser quoi que ce soit, de se faire aider, d'entrer dans un engrenage connu ». Sainte parole.
Je confesse que je ne suis pas un paresseux méritoire. Sans doute n'ai-je pas assez constamment rêvé de l'être, c'est ça, je dois avoir manqué de constance ou, plutôt, je ne me suis pas assez laissé aller. La preuve ? Il m'est arrivé, Dieu me damne, de combattre cet « état nerveux ». J'ai honte. Au fond je ne suis qu'un indolent, un paresseux mineur. Une contrefaçon, un ersatz.Me flatter d'écrire « La Goutte-d'Or », ou tout autre ouvrage, c'est encore ruser. A mon âge, il serait décent d'avoir acquis plus de sagesse. Je me surprends quelquefois à « vouloir », en flagrant délit de velléité, moi qui sais, ou devrais savoir, qu'il n'existe ni code ni stipulation de droits. Aucun manuel. Pas d'institutes de la paresse. Pas question jamais de se faire aider, comme l'observe Perros le spécialiste. On n'enseigne rien, décidément, dans les facultés.
La paresse est un limogeage consenti, mais à peine l'impétrant se trouve-t-il en indisponibilité (quelle merveille que le jargon administratif !), la paresse consacre un état de vacuité redoutable, que seule une élite rarissime supporte sans terreur.
Indifférent, le paresseux ? Au contraire. Il est de la race des félins. Le paresseux se tient à l'affût, c'est un homme-chat qui regarde passer les miraculeux vols d'oiseaux dans le ciel, et cultive on ne sait quel désespoir souriant de bonne compagnie. De-ci de-là, il s'autorise un léger mouvement de griffes, qui laisse une trace infime sur la fibre des jours. »

Jean-Claude Pirotte, La légende des petits matins, La Table ronde, 1997


PS Est-il utile d'ajouter que Pirotte est un de mes auteurs préférés et que cette page est mon mode d'emploi quotidien, même si - je l'avoue moi aussi avec honte -, « je ne suis qu'un indolent, un paresseux mineur. Une contrefaçon, un ersatz »… même avec mes 12 m2 et ma poignée d'euros mensuelle. Peut donc mieux faire. Et je vais m'y appliquer, quoi qu'en pense le très volontariste et très vertueux et très antisoixantehuitard Sarko 1er, ex-futur empereur des Français !