Les livres en bonne santé sont écrits dans le calme. Ils sortent de la conscience de l'écrivain comme le rêve sort d'un sommeil bienheureux. Ce sont des livres pour continuer, simplement continuer à dormir et à écrire en dormant. Les livres malades sont écrits pour interrompre, briser, quitter. Ils gardent en eux quelque chose de cet air abruti que l'on a au réveil. Ils sont écrits dans une matière essentielle d'agonie. Leur auteur y mène un combat avec le monde, avec soi ou pire encore : avec cet affreux mélange de soi et du monde que chacun, passé un certain âge, connaît d'une connaissance intime et malheureuse. Ce combat ne souffre aucun compromis. Son issue est incertaine. Il arrive que les livres malades rendent l'âme, épousent l'abjection contre laquelle ils s'étaient dressés. C'est le cas des livres de Céline qui sont des livres paranoïaques et misanthropes. Les livres malades ne tiennent que par leur fièvre : un rien de fièvre en trop et c'est la mort. Tout est dans la mesure. L'enfance est seule mesure, pour peu qu'on s'en saisisse avec naïveté — naïf étant celui qui vient de naître. Les livres malades sont des livres d'agonie et de naissance. C'est en appuyant leurs phrases sur le sentiment perdu d'enfance qu'ils peuvent aller avec amour dans la rage, avec amour dans la malédiction, avec amour dans l'insulte. En 1939 Bernanos écrit Les Enfants humiliés. C'est un journal et ce n'est pas un journal. C'est la guerre vue du Brésil, la France vue de la forêt, Dieu vu de l'enfance. Écrivant, Bernanos perd ses moyens d'écrire, oublie son métier et laisse filer de ses mains un livre ravaudé, brûlant de fièvre. Il ne se regarde pas écrire. Il est comme un pommier dans le jardin. Le pommier ne se regarde pas comme pommier. Il regarde le ciel, la lumière, les étoiles. Il ressent des alertes à chaque début de printemps et il répond par des fruits aux élancements de la sève. On peut trouver beau un pommier en fleurs, et on peut avoir ce même jugement sur le livre de Bernanos. Mais il faut savoir que la beauté n'est pas le souci de l'arbre, ni de l'écrivain. Elle n'est qu'une conséquence, très secondaire, de la réponse qu'ils ont trouvée à la question posée par la douleur, dans un accès de fièvre. En 1939, le pommier Bernanos donne des pommes acides et vertes. Un peu par amour, un peu par colère — mais c'est peut-être au fond la même chose —, il fait revenir l'enfant qu'il a été, le petit garçon aux jambes grêles et aux yeux ronds. Il le regarde et il lui dit : à toi. A toi de raconter, moi je ne saurai pas, trop avancé dans l'âge et la fatigue, toi tu sauras, tu n'es gâté par rien, tu as toujours mieux parlé que moi, tu as toujours su les choses mieux que moi, si ma vie a quelque noblesse, et elle en a terriblement peu, c'est de toi qu'elle la tient, c'est de ta survivance, allez, travaille. Les livres malades appellent à leur chevet des lecteurs malades. Je ne peux bien parler de ce livre que par égarement. Je lis beaucoup et j'ignore pourquoi. Ce n'est sans doute pas très sain de toujours avaler de l'encre. C'est comme dévaliser le frigo à deux heures du matin — contre l'angoisse, ou par colère. C'est la colère en moi qui a lu Bernanos. Elle est très bonne lectrice. De ce livre, je retiens une phrase et une seule. Elle est à l'imparfait, je la remets comme je l'ai lue, au présent : le monde est au pouvoir de gens qui ne sont pas faits pour le bonheur . Je connais, et vous connaissez comme moi, beaucoup de ces personnes qui ont acheté leur puissance aux dépens de leur joie — et qui nous font ensuite payer le prix de ce marché de dupes. Car c'est un des secrets de la vie : celui qui contraint a commencé par se contraindre. Il y a dans le livre de Bernanos un merveilleux portrait de Hitler en brave homme saisi par le ressentiment au lendemain de la première guerre mondiale, calciné dans la fleur de sa jeunesse par le ressentiment, recuit dans la certitude d'avoir été floué en tant que jeune caporal, en tant que citoyen, en tant que brave homme moyen d'humanité médiocre. Hitler, dit Bernanos, est mort quand il avait vingt ans, car c'est être mort que de piétiner sans relâche dans la même vieille histoire froide. De sa mort est sortie sa puissance. Bernanos écrit contre ces gens-là, contre ces sales bêtes repues de leur bon droit, gavées d'amertume et de ressentiment. Les secrets du monde sont des secrets misérables. Ils se laissent attraper par ce genre d'écriture là, mal habillée, mal polie, souffrante. Le grand secret c'est qu'il n'y a pas d'humanité. Il n'y a qu'un cloaque, qu'un vivier purulent de petits caporaux, de jeunes cadres, de vieux boursiers et de moyenne bourgeoisie tiède et morne. Et puis, bien sûr, il y a les pauvres. Mais ceux-là, personne ne sait en parler, et eux-mêmes n'imaginent pas qu'on puisse dire quelque chose d'eux : la parole, c'est pour les maîtres. Il y aurait de quoi désespérer d'une telle vision si la maladie ne venait pas nous en guérir, la maladie d'un Bernanos à bout d'espoir, l'adrénaline d'un livre fourbu, la fièvre enfantine de l'amour qui revient pour se mettre au travail. Les livres en bonne santé sont des livres de loisir. Les livres malades sont des appels au travail de soi sur soi — et sur le reste. Car le vrai secret est celui-ci : il n'y a pas encore d'humanité. L'humain est ce qui est à venir. Nous partons de bas, de très bas. Nous sommes si bas que nous ne sommes même pas à la hauteur des yeux d'un enfant. Nous savons ce qui nous reste à faire : travailler à rendre vivant ce qui ne l'est pas encore. Mais les choses ne sont pas si simples, nous dira-t-on. Vous ne pouvez pas, comme ça, aussi sommairement, opposer l'enfance et le monde. Tout est bien plus compliqué, il vous manque l'art des nuances qui est l'art adulte par excellence. Les petits morts médiocres qui tiennent le monde, gens d'épargne et de raison, ont toujours prétendu que les choses étaient très compliquées et qu'il fallait beaucoup mûrir avant de les saisir. Ce discours sur la complexité des choses est, il n'y a pas d'autre mot, le discours d'un salaud, de celui qui s'adresse à l'enfant pour lui dire : tais-toi. Tu parles de feu, d'esprit et de révolte, mais tu ne sais pas ce dont tu parles, attends d'être comme nous, et tu pourras parler en connaissance de cause. Ces gens-là auraient fait la leçon même au Christ : c'est charmant, votre histoire, et nous sommes bien prêts d'y croire, nous trouvons même que vous avez de la classe, une belle allure, vraiment, mais, comprenez, tout est plus mélangé que ça : l'amour, oui — mais que faites-vous des caisses de retraites et du contexte économique ? Ah vous avez de la chance de pouvoir rêver, et tenez : c'est d'accord, nous vous suivrons dès que nous aurons mis nos petites affaires en ordre, les enfants élevés et la maison payée. Le malheur, c'est que lorsque les petites affaires sont en ordre, le cœur est au point mort, l'amour n'y entre plus. La beauté du livre de Bernanos, c'est de réveiller, le temps de le lire et un peu plus, l'amour incurable, l'amour malade et niais. C'est écrit en toutes lettres : je n'ai jamais été découragé par la niaiserie, tout ce qu'on écrit de sincère est niais, toute vraie souffrance a ce fond de niaiserie, sinon la douleur des hommes n'aurait plus de poids, elle s'envolerait dans les astres.

Christian BOBIN [article écrit à la demande de Pierre Perrin pour La Bartavelle, décembre 1994]