LXXXIII

On me contait ce matin qu'une espèce de philosophe avait eu l'idée de fonder, pour la durée des vacances scolaires, une espèce de monastère laïc international. Figurez-vous un château ou un couvent, comme vous voudrez, avec un bon nombre de chambres, une grande salle pour manger, une autre pour méditer en commun ; des galeries pour penser en se promenant, un grand jardin, des bois, des horizons libres. Là viennent des Anglais, des Américains, des Italiens, des Français, des Allemands, afin d'échanger des idées pendant une semaine, librement, cela va sans dire ; car ces nouveaux moines n'adoreraient que la Bonne Foi.
Cela fait sourire, au premier moment. C'est pourtant une assez grande et assez belle idée. Car, remarquez-le, il n'est point de lieu dans le monde où des hommes d'esprit libre puissent se réunir pour huit jours afin de recommencer ces nobles entretiens qu'on trouve dans Platon, sur le juste et l'injuste, sur le courage, sur la tempérance, ou sur la société idéale. Quand des penseurs se rencontrent, ce n'est guère que pour une heure ou deux ; on ne discute pas longtemps sans qu'ils tirent leur montre et s'enfuient au plus beau moment. Dans ce monastère, l'heure appartiendra aux hommes, non les hommes à l'heure. Ce seront des jours pythagoriciens. L'idée vaut qu'on y pense. Et je connais plus d'un homme, et plus d'une femme (car les femmes sont reçues aussi dans ce couvent-là), qui ferait volontiers une retraite de dix ou quinze jours sous la condition d'écouter ingénument, et de ne parler que pour dire sa pensée.
Si pourtant j'étais moine pour huit jours dans cet ordre-là, je voudrais de longues heures de silence aussi ; car je ne crois pas que les entretiens, dès qu'ils se prolongent, soient très bons pour la santé de l'esprit. Il est très utile, avant tout, de penser des choses, c'est-à-dire, de penser sans parler. Par cette habitude, on se délivre de beaucoup de bavardages, et aussi des aiguillons de l'orgueil, qui font qu'on force sur l'idée de tout son poids d'homme. J'ai vu autrefois des soutenances de thèses en Sorbonne ; ce n'était qu'une gymnastique de singes. On peut faire mieux, j'en conviens. Tout de même cette seule idée de former un cercle, et de se mettre à dire de grandes choses me paraît assez puérile. Toutes les fois que j'ai eu l'idée de me mettre à méditer, cette seule résolution a chassé toute idée. Encore bien mieux, si je sentais que d'autres attendent, il ne me viendrait rien de bon ; tout au plus quelque vieille litanie. Il me semble que les idées viennent justement quand on ne les attend pas. Il y a un repos d'esprit, une sérénité, une espèce de demi-sommeil, où le regard va cueillir toutes choses ; et c'est alors sans doute qu'une idée se forme ; on se réveille au moment où elle est faite. Mais qu'il faut savoir attendre, qu'il faut savoir se dire : quand je ne trouverais plus aucune idée, ni ce soir, ni demain, ni jamais, eh bien tant pis.
O précieuse paresse.

24 mars 1910