« Mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outre-mer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied – encore souillé pourtant du sol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore, en ces ébauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum. »

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Gallimard, La Pléiade, 1968, page 121

En fait, c'est plus subtil que çà puisque, dès la page suivante, on apprend pourquoi le pauvre Marcel a été condamné à manger des asperges durant tout un été, une sordide histoire de jalousie ancillaire (chut ! suspense…). Il n'empêche, sacré Marcel ! ta prose musicale est un pur bonheur à l'apéritif ! Pas étonnant qu'au 19ème siècle les asperges étaient interdites dans les pensionnats. Si si, je n'invente rien… Non à cause de leur prix, mais parce que ce légume-plaisir risquait, disait-on à l'époque, de donner de mauvaises idées aux jeunes filles… Ah ! ce pur fantasme veiné de nacre et de violet… mais honni soit qui mâle y pense, n'est-ce pas ?

P.S. J'allais oublier... Vendredi, c'est "La nuit de la Chouette". Si les nuits s'y mettent aussi !!!