« Au Nouvel An 2006, une poignée de riverains de la baie de San Francisco ont formé un vœu particulier : ne plus rien acquérir de neuf durant toute une année. Vivre ainsi seulement du troc, du marché de seconde main, en achetant d'occasion ou en empruntant à son voisin. A quelques exceptions près : la nourriture, les sous-vêtements, les produits de santé et, comme l'on dit, de première nécessité. Pari tenu ( à un ou deux objets prêts). Douze mois plus tard, une bonne partie d'entre eux ont même décidé de remettre ça pour un an… après, toutefois, une journée dite de « jubilation », où chacun sera autorisé à faire le plein de neuf en son foyer.
Baptisé « The Compact », ce groupe de techniciens, cadres, enseignants ou étudiants californiens expliquent les fondements de leur promesse par un ras-le-bol de la société de consommation qui, selon eux, « détruit le monde » plus qu'elle ne le fortifie. L'initiative, ultralocale, a fait tache d'huile. Trois mille personnes se sont inscrites à leur groupe de discussion lancé sur Yahoo ! Nombreux sont ceux qui y disent avoir (re)découvert les vertus de la réparation et du raccommodage. Ou qui confessent n'avoir finalement pas tant besoin de ce dont ils pensaient ne pas pouvoir se passer.
Le « consommer autrement » ou le « consommer responsable » (voir le guide d'Elisabethj Laville et Marie Balmain « Achetons responsable » Seuil, 2006 ou le site Web canadien Ethiquette) ont le vent en poupe dans nos sociétés d'abondance. (…) Aller vers une vie où l'être prime sur l'avoir, opposer le durable à l'éphémère, le fondamental au secondaire, revenir, en somme, à l'essentiel, voilà le message que sous-tendent la plupart de ces initiatives. Au Québec, on citera encore ce réseau prônant le recours à la « simplicité volontaire » : « une façon de vivre qui cherche à être moins dépendante de l'argent, de la vitesse et moins gourmande des ressources de la planète. »
Depuis Jean Baudrillart, notamment, l'on sait que la consommation n'est pas qu'un acte destiné à combler des besoins, mais représente aussi un lieu d'échanges symboliques : les usagers ne consomment pas seulement des produits, ils achètent tout autant le sens de ces produits, ou leur image, qui, à leurs yeux, peut faire une différence. La consommation permet aussi – et c'est là tout son attrait moderne – de vivre toutes sortes d' « expériences », surtout émotionnelles ; tout bon responsable marketing sait ainsi que notre vie est désormais faite d'une multitude d' « expériences de consommation ». Achat après achat, dit-on, celles-ci pourraient même construire une identité.
Le sociologue Zygmunt Bauman a perçu lui aussi ce changement de paradigme : « Alors que les philosophes, les poètes et les moralistes du passé se demandaient si l'on travaille pour vivre ou si l'on vit pour travailler, le dilemme qui préoccupe nos contemporains se formule le plus souvent ainsi : doit-on consommer pour vivre ou vivre pour consommer ? » Cela paraît si vrai qu'avant d'acheter on souhaiterait pouvoir garder en tête la formule d'André Gide qui voulait que « l'importance soit dans [notre] regard, et non dans la chose regardée » !

Chronique de Jean-Michel DUMAY

Post scriptum : mais il est vrai qu'André Gide avait les rognons couverts, ce qui lui permit de voyager et de ne strictement rien foutre sa vie durant ! Gare à ce que notre décroissance volontaire ne soit – dans notre inconscient personnel et collectif – qu'un luxe d'intellos repus, d'esthètes fatigués ou de vieux bo(no)bos en mal de bonne conscience tribale !