« La berline se lança vers les Champs-Elysées au milieu des autres voitures, calèches, briskas, wurts, tandems, tilburys, dog-carts, tapissières à rideaux de cuir où chantaient des ouvriers en goguette, demi-fortunes que dirigeaient avec prudence des pères de famille eux-mêmes. Dans des victorias bourrées de monde, quelque garçon, assis sur les pieds des autres, laissait pendre en dehors ses deux jambes. De grands coupés à siège de drap promenaient des douairières qui sommeillaient ; ou bien un stopper magnifique passait, emportant une chaise, simple et coquette comme l'habit noir d'un dandy. L'averse cependant redoublait. On tirait les parapluies, les parasols, les mackintosh ; on se criait de loin : « Bonjour ! – Ça va bien ? – Oui ! – Non ! – A tantôt ! « et les figures se succédaient avec une vitesse d'ombres chinoises. Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte d'hébétude à voir auprès d'eux, continuellement, toutes ces roues tourner.
Par moments, les files de voitures, trop pressées, s'arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les uns près des autres, et l'on s'examinait. Du bord des panneaux armoriés, des regards indifférents tombaient sur la foule ; des yeux pleins d'envie brillaient au fond des fiacres ; des sourires de dénigrement répondaient aux ports orgueilleux ; des bouches grandes ouvertes exprimaient des admirations imbéciles ; et, ça et là, quelque flâneur, au milieu de la voie, se jetait en arrière d'un bond pour éviter un cavalier qui galopait entre les voitures et parvenait à en sortir. Puis tout se remettait en mouvement ; les cochers lâchaient les rênes, abaissaient leurs longs fouets ; les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de l'écume autour d'eux ; et les croupes et les harnais humides fumaient, dans la vapeur d'eau que le soleil couchant traversait. Passant sous l'Arc de triomphe, il allongeait à hauteur d'homme une lumière roussâtre, qui faisait étinceler les moyeux des roues, les poignées des portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes ; et, sur les deux côtés de la grande avenue, - pareille à un fleuve où ondulaient des crinières, des vêtements, des têtes humaines, - les arbres tout reluisant de pluie se dressaient, comme deux murailles vertes. Le bleu du ciel, au-dessus, reparaissant de certaines places, avait des douceurs de satin.
Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviait l'inexprimable bonheur de se retrouver dans une de ces voitures, à côté d'une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et n'en était pas plus joyeux.
»

Gustave Flaubert, L'éducation sentimentale, Librairie de France, 1922, pages 251-252