Annecy, le 1er août 1978

Il me faut aujourd'hui vous annoncer une nouvelle, une nouvelle grave et importante pour vous comme pour moi. Je vais essayer de le faire avec franchise et courage.
Ordonné prêtre le 24 juin 1973, j'ai vécu cinq années parmi vous, des années riches et passionnantes que je vous dois. Mais aujourd'hui, il ne m'est plus possible de continuer mon ministère. J'aurais pu bien sûr m'éclipser discrètement à la faveur de l'été, mais cette solution m'a paru lâche et indigne de vous comme de moi-même. C'est pourquoi j'ai tenu à vous adresser ces quelques lignes.
Pourquoi suis-je amené à interrompre mon ministère ? Répondre à une telle question n'est pas facile, c'est pourtant essentiel. Je dirai d'abord que j'ai découvert peu à peu que le réel – le monde réel, l'amour réel, la foi réelle – n'a pas grand-chose à voir avec la frange étroite et familière qui borde ma petite vie de prêtre. J'ai besoin aujourd'hui de m'affronter à un travail quotidien pour mériter mon pain quotidien ; j'ai envie d'aimer d'amour pour mieux dire l'Amour ; je désire désapprendre Dieu pour L'expérimenter, bref, il me faut me quitter moi-même pour tenter de me trouver. Car je reste convaincu que pour un prêtre l'exercice d'un travail concret et l'expérience d'un amour particulier ne constituent ni une déviance ni une concurrence déloyale pour Dieu et pour les hommes : ils peuvent au contraire devenir une chance, une source vive, une mystérieuse et profonde connivence.
Or il apparaît que cette recherche de vie est incompatible avec un sacerdoce stable et dûment codifié. J'ai cru, assez naïvement je l'avoue, qu'il me serait possible en 1978 de rester prêtre AUTREMENT : c'est-à-dire sans être rattaché à un « clergé », célibataire à vie, permanent religieux privé d'une insertion professionnelle et sociale réelle. On m'a répondu par la négative. J'ouvre ici une parenthèse : certains voudraient réduire mes difficultés et mon départ à une banale aventure sentimentale digne de « France Dimanche ». Cette explication a le mérite d'être simple et commode. En fait, elle est médiocre car elle est partielle et passe à côté des vrais enjeux. En tout cas, cette rumeur ne grandit pas ceux qui trop complaisamment la colportent ou l'acceptent.Pour ces raisons et pour bien d'autres, je me trouve en porte-à-faux dans l'Eglise, en désaccord avec elle sur trop de points. Non pas l'Eglise en tant que communion des croyants en Jésus-Christ, cette communauté vivante à laquelle je reste profondément attaché. Mais l'Eglise-institution, « système religieux » dans lequel j'étouffe et me sens captif, impuissant, désenchanté. Cette église qui, me semble-t-il (mais peut-être me trompé-je ?) sacrifie craintivement l'avenir à un présent ecclésiastique. Et pourtant, « la peur fait plus de mal que le mal » avait coutume de dire – bien avant le très cher Père Riobé – un certain François de Sales…
Acculé à un choix, je l'assume mais il m'apparaît dérisoire car il ne porte pas sur l'essentiel et engendre de part et d'autre une inutile souffrance. Ceci dit, je m'éloigne sans colère, sans rancune ni fanfaronnade. Je suis conscient d'avoir trop présumé de l'Institution et surtout de moi-même. Je me sais limité et vulnérable. Mais je suis heureux de prendre enfin une décision ferme et sans ambiguïté, sincère avec moi-même et loyal avec l'institution religieuse.
Il va sans dire – mais cela va mieux en le disant ! –que je demeure dans l'Eglise d'aujourd'hui et de toujours parce que je garde toute ma confiance à Jésus-Christ le Vivant, parce que je désire toujours traduire en actes tant bien que mal son Evangile, parce que je souhaite vivre en communion avec mes frères croyants. Au moment de ma décision et au seuil d'une existence nouvelle, cette conviction et cette fidélité essentielles sont pour moi une source inépuisable de joie, d'espérance et de courage.
L'idéal eût peut-être été que je m'éloigne d'Annecy. A quoi bon en effet rouvrir des blessures toutes fraîches ? D'autre part, un excès de malveillance voire de sollicitude risquent de nous rogner les ailes. En fait, cela ne sera pas possible dans l'immédiat pour diverses raisons, certaines d'ordre pratique et financier. C'est donc ici que je continuerai à travailler, à aimer, à croire, à prier… à vivre. Simple croyant parmi d'autres, homme ordinaire dans la foule, j'espère cependant être encore utile, disponible et quoi qu'il arrive amical et fraternel. J'attends des autres – surtout de ceux qui se disent chrétiens – qu'ils respectent assez ma liberté (aussi déroutante soit-elle) pour ne pas me rendre la vie plus difficile que nécessaire, à moi et surtout à celle et ceux qui me sont les plus chers.
En conclusion, je tiens à vous dire que je ne regrette rien de ces cinq années vécues parmi vous. Je remercie tous ceux – prêtres, laïcs, religieuses – qui ont travaillé avec moi. Je demande sincèrement pardon à ceux que j'ai pu choquer ou décevoir par mon attitude passée ou par ma présente démission. Je suis reconnaissant envers celles et ceux qui m'ont accordé confiance et amitié, qui me les conservent sans conditions, qui sauront déchiffrer dans ces quelques mots bien plus qu'un avis de décès : un cri de renaissance.

Michel