« En Occident, les femmes virtuoses ont fourmillé. Les femmes ont beaucoup aimé la musique. Les femmes qui ont beaucoup composé furent à tout le moins rares. Elles échappent à la mue. Pour retrouver la voix de leur enfance, il ne leur est demandé aucun effort, il leur suffit de parler, il leur suffit d'ouvrir la bouche. Elles dominent dans leur voix – d'un bout à l'autre de leur voix. Elles sont prééminence dans le temps et toute-puissance tonale, et hégémonie dans la durée, et empire le plus absolu dans l'empreinte sonore exercée sur les plus petits – sur les naissants.
Les hommes sont voués, à partir de treize ou quatorze ans, à la perte de la compagnie du propre chant de leurs émotions, de l'émotion native, de l'affetto. La mue redouble la séparation avec le corps premier. Comme la présence de leur sexe entre leurs jambes, la voix grave, fautive, aggravée qui sort de leurs lèvres, la pomme d'Adam, à mi-partie du cou, scellent la perte de l'Eden.
La mue est l'empreinte physique matérialisant la nostalgie, vouée à la nostalgie, mais la rend inoubliable, sans cesse se rappelle dans son expression même. Toute voix basse est une voix tombée. Pour peu que les hommes desserrent les dents, aussitôt – comme un nimbe sonore autour de leur corps – le son de leur voix dit : Ils ne recouvreront jamais la voix.
Le temps est en eux. Ils ne rebrousseront jamais chemin. Ils composent avec la perte de la voix et ils composent avec le temps. Ce sont des compositeurs. La métamorphose du grave à l'aigu n'est pas possible. Du moins : n'est pas corporellement possible. Elle n'est qu'instrumentalement possible. Elle a nom la musique.
»

Pascal Quignard, La leçon de musique, Hachette 1994