Ce matin, au retour du week-end, j'ai « découvert » et longuement trituré une pensée énorme. Enorme et très bête, je veux dire très élémentaire : l'autre, quel qu'il soit, mais surtout celle ou celui qu'on – qui on ? – prétend aimer n'est qu'une abstraction, un leurre, tout au plus un plaisant intermède. Chacun s'y arrête puis passe forcément à autre chose car il y a la distance, le temps ; il y a surtout « soi ». Narcissisme primaire. Et salutaire.
Prenons par exemple un certain O. : il n'est vraiment intéressant pour moi, vital, énergisant… que lorsqu'il est présent intensément, corporellement, sexuellement. Mon regard dans son regard, ma peau contre sa peau, mon sexe dans sa main ou ailleurs, selon des intromissions variées, unilatéralement ou réciproquement (passons). D'autres rencontres peuvent être intenses (jamais autant), par exemple avec mes enfants, mes amis, mon ex, un amant de passage etc. Jamais autant car sans cette intimité tissée depuis des jours et des nuits, depuis bientôt dix ans, intimité fondatrice pétrie d'homosensualité et d'homosexualité (c'est à la fois différent et très complémentaire). Suite de la démonstration : en dehors de ces moments privilégiés avec lui ou avec d'autres (des « épiphanies »), il n'y a rien. C'est-à-dire tout : MOI, moi seul, moi avec moi. Moi gambergeant en moi. Moi m'occupant, me nourrissant, me distrayant, me reposant, me branlant etc. Les subterfuges, les passerelles pour rejoindre fugacement l'autre qui s'est échappé - tous les mails, les allô, les pensées bienveillantes ou secourables, même la correspondance… - tout n'est que lien virtuel. Chacun se fait ainsi son petit cinéma, et chacun reste sur sa faim, décalé. Chacun est rigoureusement absent, l'un à l'autre absent. Ce n'est ni confortable ni désespérant, ni bien ni mal, « c'est ». L'être humain fonctionne ainsi. Handicapé par nature, prématuré et dévoré de rêves, essentiellement seul et chimériquement altruiste. Délicieusement seul – ou désespérément seul, selon les heures et les humeurs. Malédiction et salut du narcissisme.
Dès lors, la seule vraie question – en dehors des parenthèses fugaces d'un hypothétique « nous » - est : comment vais-je être (plus) à l'aise avec moi-même ? Plus indulgent qu'exigeant ? Plus doux que naïvement volontariste … puisque je ne tiens jamais mes bonnes résolutions !
En résumé : me supporter le plus longtemps possible, me dorloter, arrondir les angles de ma carcasse qui vieillit (assez bien, merci) et de mon tempérament qui risque de se rigidifier… pour ne pas avoir d'ampoules à l'âme. Certains s'ingénient à vivre toute leur vie dans un « moi » qui ne leur correspond pas, trop étriqué ou trop démesuré. Négocier avec moi-même la bonne distance et le bon rythme. Et de temps en temps regarder loin. Et rire au moins une fois par jour. Et jouir (même avec les moyens du bord). Sans oublier de dormir, souvent et longtemps, puisque le sommeil est le tiers de la vie qui nous guérit. Bref, éponger la vie à mesure qu'elle s'écoule. Un seul jour à la fois.
Une conclusion à cette philosophie de comptoir en ce jour froid de décembre ? Pas vraiment… sinon continuer ce qu'on a bricolé depuis toujours, comme Monsieur Jourdain dans sa géniale prose quotidienne, juste avec un peu plus de lucidité et d'humour que l'aimable histrion. Et le souci de simplifier sa vie, de la désencombrer, de ne plus bibeloter avec les choses ou les gens trop pesants : faire le deuil de l'autre en son absence, même si ça fait mal, surtout si ça fait très mal (mais ce n'est que l'ego qui regimbe, vite, une distraction, le moindre gadget, friandise ou hochet fera l'affaire !)… savourer les trouées de présence de l'impossible alter ego, follement, avec outrance, comme si c'était l'ultime étreinte avant le dernier souffle – mon dernier souffle de ma mort prochaine -, comme si ses bras étaient la geôle confortable qu'il faut fuir à tout prix. Puisque tout amour est à la fois refuge et prison. Bienheureuse illusion de l'orgasme, banale et indispensable imposture entre deux orages, entre deux naufrages. Dans la fuite du temps... Dans l'éternité-instant. Dans l'éternité-néant. Hic et nunc. Nique et nunc ! En attendant ma mort avec autant d'insouciance que de convoitise, sans crispation, joyeusement… puisque ma mort choisie sera mon plus bel acte de foi et l'apothéose de l'instant-néant.
Mais rien ne presse. En attendant, vivons ! Rions ! Et dégustons ! Sans faire trop de phrases - sinon pour passer le temps - puisque, disait Jouhandeau, savoir aimer, c'est ne pas aimer. Et aimer, c'est ne pas avoir !
Et à te revoir très bientôt , cher homme (du restant de) ma vie, cher et irremplaçable et périssable "grand gosse" - tel que tu t'es défini hier soir, aspirant peut-être à moins de sexe et à plus de tendresse ?

En somme, comme les petits enfants...