Depuis le début de l'été, Gonzague change.
Il a beaucoup changé en fait
et je m'inquiète.

Tout a commencé à la fête de la musique :
nous avions prévu de nous retrouver près de Bastille
où sambas et séguedilles
devaient nous tenir en haleine.
Mais Gonzague avait choisi un autre programme
capital pour son âme.
Il me traîna de force à la Madeleine
où je dus subir un Requiem
et la Damnation de Faust de Berlioz.
J'ai survécu, merci, mais j'ai eu ma dose.

Le 4 juillet, comme chacun sait,
c'est le jour de mon anniversaire.
Hélas, le gâteau brûla
et Gonzague, distrait, refit l'erreur de la St Valentin :
il avait mis du sel dans ses cœurs en massepain.

Puis tout alla de travers.
Nous avions prévu depuis belle lurette
de partir au Mexique.
Nenni, ni Aztèques ni Zapotèques !
Gonzague avait le spleen,
rêvait d'un autre Eden.
Il eut même un tic :
il passait ses journées à ânonner une chanson bébête.
Je dus tout annuler et nous nous retrouvâmes
sur la baie de Capri, dans un hôtel infâme.
Gonzague poursuivait, belle âme en peine,
sa sirupeuse rengaine.

Au retour, mon jeune amant n'allait pas mieux.
Il ne chantait plus mais avait mal aux dents.
Il décida de positiver et ne trouva rien de mieux
que de bouleverser notre appartement :
papiers peints, Ripolin, nouveau mobilier,
potager d'intérieur –c'est in, paraît-il –
et même un bonzaï famélique.
Gonzague exigeait du neuf, du cher, de l'exotique
et voulait développer sa singularité.
Va pour l'arbrisseau et nos tristes lits jumeaux !
Codévi, c'est fini
mais l'amour n'a pas de prix !

Je crus que Gonzague irait mieux
– un tout petit peu mieux –
mais il fut bientôt affligé, le cher ange,
d'un autre tic étrange,
une manie obscure :
dix fois par jour, pour un rien, il utilise le vide-ordures.
Il sait pourtant que je déteste cet ignoble accessoire
faisant un boucan rédhibitoire,
sans parler des odeurs
qui soulèvent le cœur.
Il n'en a cure et sa folle addiction
devint ma malédiction :
le moindre papier, le plus léger chaton, la plus infime miette,
hop ! avec rage, il collecte et il jette !

En août, ce furent des lapsus en série
et des contrepèteries.
Toujours involontaires,
et souvent fort grossières.
A Notre-Dame, le 15 août, sur le parvis,
- Lustiger était là
avec d'autres prélats
et aussi le vice-président Starkozy -
Gonzague se précipite
et félicite
ma tante patronnesse
(hypocrite pécore,
qui, comme chacun l'ignore,
est vraiment folle de messe) :
« Ah ! Ah ! tantine chérie,
toujours très molle de fesses !
»
Gonzague seul a ri.

Puis, narrant mes ébats au bassin d'Auteuil
où j'aime, le week-end, glisser dans la piscine :
« Michou adore tant pisser dans la glycine ! »
Quel con ! Quelle honte ! Quelle phrase assassine !
Ma tante en perdit et son latin et son missel ;
sa compassion grandit pour les homosexuels.
Bref, Gonzague
divague
et ses folles inversions
sèment partout la gêne et la consternation.

Début septembre, comme c'est la rentrée,
nous devions nous réinscrire à La Rive Opposée,
un cercle très culturel qui, depuis plus de trois ans,
nous procure à tous deux un bonheur constant.
« Non, me dit Gonzague avec une moue lasse,
c'est un truc de vieux et d'intellos coincés.
Je cherche un plan branché
qui m'active, me délasse.
»
Il a opté pour un atelier
de pâte à modeler.
Depuis trois semaines, sans arrêt, jour et nuit,
sa créativité sévit :
il malaxe, il triture, il étire des objets aussi vains que godiches :
billes, écuelles, colombins, potiches,
parfois même, je l'avoue, de fantasques étrons
et jusqu'à cet objet sensuel et oblong…
- la pudeur m'oblige à taire ici son nom.
Cet art nouveau plaît à Gonzague,
mais il ne baise plus et ne dit plus de blagues.
Il régresse au stade anal
mais pas le bon,
pas le mien si courtois,
non, celui du célèbre Viennois.
En fait, seule l'argile le séduit et le fait fantasmer.
« Ah ! soupire-t-il, la glèbe primitive
que ma dextre enjolive…
»

Il en oublie le tout dernier cadeau
que je lui ai offert pour son anniversaire
(lui qui avait zappé le mien et s'était rattrapé
avec son cake calciné !).
Quand je pense pourtant à ce présent exquis !
Un portable dernier cri :
Push to Talk, carte Free Pass,
écran rotatif,
scoubidou en réglisse
- le truc indispensable, quoi !, branché, évolutif !
Gonzague n'en a cure, ce gadget l'insupporte,
tout dialogue est oiseux, toute parole morte.
Seul le silence.
Seule l'abstinence.
Son but, son seul bonheur, le summum de son aise :
malaxer la terre glaise.

N'y a t il pas malaise ?
Indices ou symptômes ?
Cette fantaisie rare,
tous ces actes bizarres,
n'est-ce pas un syndrome ?


Enfin, j'ai trouvé la solution.
En voici le récit en guise de conclusion :
dimanche dernier, pour fêter ma sélection
à un Prix littéraire prestigieux,
nous devions dîner tous deux
en tièdes amants
- mais bons amis tout de même -
chez Taillevent.
J'adore leur risotto truffé
et Gonzague l'Affamé
les fameux vols au vent...
Il adorait avant...
Avant, il avait faim.
Je suis seul, le temps passe,
j'ai froid sur la terrasse.
Mon attente est sans fin.
Huit heures, neuf heures, dix heures…
Il arrive en courant, à peine s'excusant…
Stupeur !
Il avait oublié mon invitation
et me trompait avec France Télévision
où parade, en prime-time immonde,
le blanc-bec aux acérées canines
qui, de Pau aux Yvelines,
prétend plaire à tout le monde
en déversant sur la lucarne des zozos béats
le tout-à-l'égo des zèbres scélérats.
Je regarde mon rescapé
de l'écran cathodique :
Gonzague est pâle,
et me dit avoir mal,
un début de migraine,
des névralgies à l'âme.
Il souffre d'inappétence,
croupit dans le silence.

Emiettant sur la nappe sa tranche de pain Poilâne,
il épluche en même temps sa libido en panne,
s'embrouille, bredouille, bâille…
voudrait revoir sa chère maman toxique
- charmante, au demeurant –
boude tel un enfant,
puis, soudain frénétique,
(nous sommes seuls dans la salle)
Gonzague a un doute métaphysique :
voilà qu'il s'interroge sur sa « sexualité transversale » !
Ensuite il se tait,
livide,
défait,
puis il rebâille d'ennui
devant son assiette vide…


Qu'ai-je alors fait, mes bons amis ?
Qu'auriez-vous fait devant un tel gâchis ?
Le seul acte non manqué depuis six mois,
je vous assure :
en me levant de table
je le toise et susurre :

« Tu t'ennuies, pauvre chéri !
Tu t'ennuies et tu bâilles ?
Moi, je te fuis
et je te dis bye bye !
»