Naturellement, tout le monde croyait, chez nous : par discrétion. Sept ou huit ans après le ministère Combes, l'incroyance déclarée gardait la violence et le débraillé de la passion ; un athée, c'était un original, un furieux qu'on n'invitait pas à dîner de peur qu'il ne « fît une sortie », un fanatique encombré de tabous qui se refusait le droit de s'agenouiller dans les églises, d'y marier ses filles et d'y pleurer délicieusement, qui s'imposait de prouver la vérité de sa doctrine par la pureté de ses mœurs, qui s'acharnait contre lui-même et contre son bonheur au point de s'ôter le moyen de mourir consolé, un maniaque de Dieu qui voyait partout Son absence et qui ne pouvait ouvrir la bouche sans prononcer Son nom, bref, un Monsieur qui avait des convictions religieuses. Le croyant n'en avait point : depuis deux mille ans les certitudes chrétiennes avaient eu le temps de faire leurs preuves, elles appartenaient à tous, on leur demandait de briller dans le regard d'un prêtre, dans le demi-jour d'une église et d'éclairer les âmes mais nul n'avait besoin de les reprendre à son compte ; c'était le patrimoine commun. La bonne Société croyait en Dieu pour ne pas parler de Lui. Comme la religion semblait tolérante ! Comme elle était commode : le chrétien pouvait déserter la Messe et marier religieusement ses enfants, sourire des « bondieuseries » de Saint-Sulpice et verser des larmes en écoutant la Marche Nuptiale de Lohengrin ; il n'était pas tenu ni de mener une vie exemplaire ni de mourir dans le désespoir, pas même de se faire crémer. Dans notre milieu, dans ma famille, la foi n'était qu'un nom d'apparat pour la douce liberté française ; on m'avait baptisé, comme tant d'autres, pour préserver mon indépendance : en me refusant le baptême, on eût craint de violenter mon âme ; catholique inscrit, j'étais libre, j'étais normal : « Plus tard, disait-on, il fera ce qu'il voudra. » On jugeait alors beaucoup plus difficile de gagner la foi que de la perdre.
Charles Schweitzer [grand-père de l'auteur] était trop comédien pour n'avoir pas besoin d'un Grand Spectateur mais il ne pensait guère à Dieu sauf dans les moments de pointe ; sûr de Le retrouver à l'heure de la mort il le tenait à l'écart de sa vie. Dans le privé, par fidélité à nos provinces perdues, à la grosse gaîté des antipapistes, ses frères, il ne manquait pas une occasion de tourner le catholicisme en ridicule : ses propos de table ressemblaient à ceux de Luther. Sur Lourdes, il ne tarissait pas : Bernadette avait vu « une bonne femme qui changeait de chemise » ; on avait plongé un paralytique dans la piscine et, quand on l'en avait retiré, « il voyait des deux yeux ». Il racontait la vie de saint Labre, couvert de poux, celle de sainte Marie Alacoque, qui ramassait les déjections des malades avec la langue. Ces bourdes m'ont rendu service : j'inclinais d'autant plus à m'élever au-dessus des biens de ce monde que je n'en possédais aucun et j'aurais trouvé sans peine ma vocation dans un confortable dénuement ; le mysticisme convient aux personnes déplacées, aux enfants surnuméraires : pour m'y précipiter, il aurait suffi de me présenter l'affaire par l'autre bout ; je risquais d'être une proie pour la sainteté. Mon grand-père m'en a dégoûté pour toujours : je la vis par ses yeux, cette folie cruelle m'écœura par la fadeur de ses extases, me terrifia par son mépris sadique du corps ; les excentricités des Saints n'avaient guère plus de sens que celles de l'Anglais qui plongea dans la mer en smoking. (…) Dans le fond, tout cela m'assommait : je fus conduit à l'incroyance non par le conflit des dogmes mais par l'indifférence de mes grands-parents. Pourtant, je croyais : en chemise, à genoux sur le lit, mains jointes, je faisais tous les jours ma prière mais je pensais au bon Dieu de moins en moins souvent.
Ma mère me conduisait le jeudi à l'Institution de l'abbé Dibildos : j'y suivais un cours d'instruction religieuse au milieu d'enfants inconnus. Mon grand-père avait si bien fait que je tenais les curés pour des bêtes curieuses ; bien qu'ils fussent les ministres de ma confession, ils m'étaient plus étrangers que les pasteurs, à cause de leur robe et du célibat. Charles Schweitzer respectait l'abbé Dibildos – ‘un honnête homme ! » – qu'il connaissait personnellement, mais son anticléricalisme était si déclaré que je franchissais la porte cochère avec le sentiment de pénétrer en territoire ennemi. Quant à moi, je ne détestais pas les prêtres : ils prenaient pour me parler le visage tendre, massé par la spiritualité, l'air de bienveillance émerveillée, le regard infini que j'appréciais tout particulièrement chez Madame Picard et d'autres vieilles amies musiciennes de ma mère ; c'était mon grand-père qui les détestait par moi. Il avait eu, le premier, l'idée de me confier à son ami, l'abbé, mais il dévisageait avec inquiétude le petit catholique qu'on lui ramenait le jeudi soir, il cherchait dans mes yeux le progrès du papisme et ne se privait pas de me plaisanter. Cette situation fausse ne dura pas plus de six mois.
(…) Pendant plusieurs années encore, j'entretins des relations publiques avec le Tout-Puissant ; dans le privé, je cessai de le fréquenter. Une seule fois, j'eus le sentiment qu'Il existait. J'avais joué avec des allumettes et brûlé un petit tapis ; j'étais en train de maquiller mon forfait quand soudain Dieu me vit, je sentis Son regard à l'intérieur de ma tête et sur mes mains ; je tournoyai dans la salle de bains, horriblement visible, une cible vivante. L'indignation me sauva : je me mis en fureur contre une indiscrétion si grossière, je blasphémai, je murmurai comme mon grand-père : « Sacré nom de Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu. » Il ne me regarda plus jamais.Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964, pages 79-83