Il m'est arrivé hier soir une aventure singulière. Plus qu'une aventure, une expérience. Plus que singulière, extraordinaire ! Je me méfiais jusqu'alors de ce qu'il est convenu d'appeler le « virtuel », je le sous-estimais, je le méprisais pour tout dire. Or, le virtuel, non par l'effet de la Grâce divine mais par le pouvoir de l'imaginaire et l'alchimie de l'écriture – même minimaliste – ,le virtuel, dis-je, peut devenir proprement et fantastiquement surréel. C'est ce que je voudrais narrer en ce dimanche matin, apaisé, heureux, presque encore incrédule, entre deux gorgées de pamplemousse rosé. A la tienne !
J'étais donc revenu hier soir du boulevard de Clichy triste et passablement dépité. Car maman ne m'ayant jamais appris à draguer, à 59 ans j'espérais pouvoir enfin mener rondement mon affaire, emballer aussi bien et aussi vite que mon ami O., la seule différence étant que le macadam parisien remplacerait les dunes du Nord. Une œillade avait suffi, la vision de son crâne impeccable, son élégance sculpturale à la Yul Brunner (moi qui ai écrit cette connerie dans mon denier opus, IMPOTENS DEUS, page 16 : « … la calvitie n'est pas bandante. »» Tu parles !) Bref, en un clin d'œil, je fus scotché, au point que je n'écoutais même plus mon ami comédien devisant joyeusement avec un habitué des lieux (j'avais passé avec D. une après-midi exquise, vraiment amicale. Mais le sexe a ses raisons…). Le temps de lui dire au revoir, de lui glisser une ultime facétie… pfttttt, mon fier rapace s'était envolé. En vain, j'ai erré, remontant le boulevard dans l'autre sens (j'ai osé !). Encore un mince espoir dans la rame du métropolitain… Plus que ridicule, je me sentais disqualifié, quasi désespéré, comme le futur ex-gagnant du Loto qui est passé à côté du Gros Lot du 14 Juillet… à un chiffre près.
Je me retrouve donc dans ma chambrette, esseulé, la braguette en feu. J'allume mon ordinateur pour consulter mes courriels. Stupeur ! Un message m'attend, intitulé « Je t'offre mon sexe. » Bigre ! Ce n'est pas rien ! D'habitude on me propose le dernier produit de Norton Antivirus ou les soldes de Priceminister. Je vérifie le nom de l'expéditeur. Nouvelle stupeur. Ce ne peut être lui, si réservé d'habitude, si retenu, mon cher Swan qui habite dans le Québec profond. Non , pas lui ! Aurais-il bu trop de sirop d'érable ? Nous correspondons sagement par MSN depuis plus d'un an, presque avec parcimonie, un passage de Proust avait dû retenir sur un chat notre attention commune et depuis je l'appelle « Swan ». Il est jardinier, la quarantaine proprette et distinguée, très croyant, ne manquant jamais la messe du dimanche car il chante dans la chorale, beau brun calme et posé qui, avec quelque chance, devrait être bi… quoiqueue, aujourd'hui, on n'est plus sûr de rien. Je suis mystérieusement attaché à mon beau mélomane mais la chose est sûre : nous n'abordons guère le territoire miné de la sexualité. Nous parlons plutôt littérature, horticulture, musique (Reynaldo Hann, bien sûr). Au fil de nos sages conversations, nous avons pourtant échafaudé un projet un peu fou, que je trouve très très poétique : lorsque Swan viendra en France à la recherche de ses racines (peut-être au printemps prochain… ce devait être à la fin de l'été), nous louerons la chambre de Marcel au Grand Hôtel de Cabourg, conservée en l'état, et là… si Pouet Pouet le veut… mais n'est-ce pas vouer fort cher un culte littéraire en un décor suranné ? Bref, en attendant ce jour, nous avons renoncé à nous voir ou à nous entendre (ni téléphone, ni webcam, jamais, surtout pas ! je meurs trop d'envie de savourer son accent canadien tandis que je lui offrirai, face à l'océan, la primeur de mon rire de vieux farfadet !) Un jour peut-être… un jour bientôt… En attendant, voilà ce qui est également certain : le même Swan m'a envoyé un poème de son cru fort bien tourné et intitulé « Je t'offre mon sexe. » et c'est bougrement explicite, non ? Moi qui le croyais amateur d'évanescences impressionnistes ou de fragiles orchidées, eh bien non, il me l'empoigne gaillardement ! Du moins, ses vers l'attestent… Mais je dois tout de même en être sûr : s'agit-il de métaphore ou d'invite de sa part ? Il me faut en avoir le cœur net, et quand je dis le cœur… Illico, sans trop y croire (maudit décalage horaire !) je lui envoie un message de congratulations en troussant moi-même quelques rimes coquines.
Aussitôt – décidément, je vais de surprise en surprise – MSN fait entendre son joyeux signal musical. « Bonjour ! » Swan est en ligne. Déjà ? Si vite ! La chance me sourirait-elle aujourd'hui ? Le dialogue s'instaure et d'emblée je ressens son impatience, son audace nouvelle. De toute évidence, il a apprécié mes rimes, riches au demeurant. Moi-même, face à mon clavier, me voilà submergé par un désir explicite tandis que mes doigts sur le souriceau sculptent une impatience de plus en plus turgescente. « Excuse-moi, Swan, mais je ne voudrais pas être vulgaire… pourquoi t'es-tu lâché ainsi ? J'ai si envie… – Je t'écoute. – Voilà… j'aimerais… avec toi, ici, maintenant, sans te voir… – Oui. (Swan est toujours laconique.) – Juste en t'imaginant, en empoignant ton… juste en t'écrivant… – Oui. » J'hallucine ! comme disent les jeunots. Tous ces OUI ! Quelle mitraille bienfaisante et…encourageante ! Il me faut sans tarder exploiter mon avantage, sans faiblir non plus ni tourner autour du pot littéraire car c'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures sauces. Il me faut donc être plus explicite – quitte à perdre définitivement la face – au cas où il y aurait quiproquo : nous ne sommes tout de même pas embarqués pour une explication de texte, n'est-ce pas ? Je précise à Swan mon projet masturbatoire… ou plutôt le nôtre, jouissif défi : nos imaginaires entrelacés et nos mots fiévreux enjambant l'Atlantique. Il me répond du tac au tac : « Oui, Michel. Je veux être ton élève docile. » En plein dans le mille ! Du coup, mon cœur bat la chamade comme jamais, mon gosier est sec quand ma tige s'emperle. Dès lors, je lui explique posément la consigne à suivre : « Entendu, Swan. Mais c'est moi qui conduirai… sans hâte…toi, tu fais la même chose, le même geste après moi et chaque fois que tu es prêt, tu m'envoies simplement OK. Juste ce bref message. » Swan me répond : « Oui. » L'explication de sexe peut commencer !
Et le plaisant exercice va durer… une bonne heure ! Je t'épargne, ami l'internaute, les détails obscènes (non parce que je suis pudibond mais gentiment sadique !) mais tout, tu l'imagines volontiers, tout va se dérouler à ravir. Swan est un élève docile, appliqué, très doué ; parfois il « sèche », ne semble pas connaître la règle de grammaire proposée ou plutôt la nuance impalpable. Tout est affaire de doigté et de rythme dans la phrase française ! Quand l'accord du sujet avec la verge… pardon, avec le verbe, lui échappe, quand la concordance des tempos est approximative, quand l'harmonie imitative n'est pas assez lascive (cf. infra le vers célèbre de Jean Racine), je le rassure et nous passons à la conjugaison suivante. Pas grave, on apprend à tout âge et il faut du temps pour devenir sexy. Si jeunesse pouvait, si vieillesse savait ! En tout cas, pas simple la manœuvre ! Il convient que mes mots ne soient pas trop explicites pour ne pas le bloquer ni effaroucher sa délicatesse proverbiale, tant est immense sa hantise de la vulgarité. Mais ils doivent aussi être assez pittoresques voire torrides pour décongeler sa sensualité en friche. (Homosensualité ? Rien de moins sûr puisque Swan m'a assuré n'être pas gay, à la rigueur un peu bi sur les bords… mais parfois les bords se touchent. Mmmm !) Pas de hâte de ma part, nulle précipitation gloutonne, bien au contraire ! Du tact, une exquise politesse, une curiosité de bon aloi, histoire de planter le décor. « Comment es-tu vêtu ?… Moi, c'est une chemise de coton à petits carreaux bleus et blancs… ». Des recommandations ensuite : « As-tu pensé à tamiser la lumière ? Préfères-tu le silence ou un fond musical ? Que me suggères-tu ? » Puis, la recommandation se fait plus attentive, presque fraternelle. « As-tu pensé à une serviette de coton immaculée à portée de la main ? Un vulgaire Sopalin fera l'affaire, dis-tu ? Tu n'y songes pas ! » L'investigation se fait alors plus précise. « Slip ou caleçon ?… Un caleçon gris perle ? Quelle merveille ! Au fait, te rases-tu les cou… euh… les parties intimes ? Non ? » Je m'esclaffe, je le rassure, ce n'est pas indispensable. J'imagine mon jardinier de rêve, le voilà à la manœuvre ! Je le flatte, le titille, le pousse dans ses chastes retranchements et Swan ne peut plus faire machine arrière, bien sûr ! Le sexe est une terrible et délicieuse tyrannie (glandulaire), une urgence sans raison et irremplaçable puisque, professe le cher Michel Onfray, « désirer, c'est expérimenter le travail d'une énergie qui engorge et appelle expansion. » Appelons-la de tous nos vœux, de tous nos yeux et allons-y gayment ! Vive l'expansion et la hausse du CAC 40 ! Et l'on s'en fout des milliers de kilomètres qui nous séparent puisque, par nos mots entrelacés, nos imaginaires adhèrent, nos souffles se mélangent, nos effluves se respirent. Oui, je t'imagine, Sawn chéri, je te ressens verbalement, à fleur d'écran, je te frôle, ici, chez moi, je te flaire entre les lignes, à demi-mot. Je scrute ton acrostiche, je sonde ta syllepse. Quel beau style ! Et mon hypotypose, qu'en dis-tu ? Tu oses ? Oui, oui, respire-moi à ton tour, déchiffre-moi, épèle sur ton écran plat mon désir qui monte, mon vertige de mâle ensyntaxé autant quenamouré, sens ma présence sous la voyelle charmeuse et déjà dénudée, et sous ta paume humide qui actionne ton désir, sous ton mulot rageur, empoigne à fond mon manche où poisse mon envie.Foin de lyrisme, retour au réel, au prosaïque : mon Canadien est toujours sage devant son écran, ou plutôt de moins en moins, de plus en plus pressé, je le pressens, je le redoute, tandis que son effeuillage est ponctué de OUI ou de OK de plus en plus secs parce qu'impatients. Au début, Swan qui n'a pas bien compris le principe épicurien, brûle les étapes. « Je suis tout nu ! » vient-il de m'écrire triomphal. Je le gronde gentiment, doigtant son enthousiasme d'un peu d'onguent philosophique, histoire de jouer les prolongations et de faire monter la pression. « Swan ! Tu n'y es pas du tout. N'es-tu pas en train d'oublier que, dans la maison du bonheur, la plus grande pièce est la salle d'attente ? Ne veux-tu pas être heureux… pas simplement repu ?Oui – Alors, Swan, si tu veux bien, gravissons pas à pas l'escalier… avec une élégance d'artistes – Oui. »
Entre deux messages, un silence habité. Parfois plus long… Brin d'angoisse : et s'il n'était plus là ? S'il n'osait plus ? S'il revenait à Schopenhauer ? Mais non, mon élève s'est simplement assagi et m'écrit avoir respecté la consigne. « J'ai remis mon pantalon. » Swan, Swan, je ne t'en demandais pas tant ! Merci. Reprenons la leçon où nous l'avions laissée. Mon mode d'emploi néanmoins se précise graduellement, mais toujours élémentaire, précis, au compte-gouttes : « Tu écartes largement… tu titilles à présent… tu mouilles ton index droit et tu tournes délicatement en rond… Ressens-tu ? Pas grave ! Fais-la maintenant rebondir plusieurs fois sur ton ventre, comme un arc élastique… Je suis à tes pieds, devant ton bureau, recule un peu ton siège pour me faire un peu de place… Tu me vois ? – Oui. Tu sens mon souffle sur ton pelage, un doux zéphyr ? Vraiment, tu sens mon haleine amène ? – Oui !» (Un peu de poésie ne nuit jamais !). Cruellement, j'interromps le crescendo, exprès. « Attends, Swan. Une minute. J'ai oublié de fermer mes volets (ce qui est vrai !)… Tu m'attends, promis ? » Mais rien ne sert de trop tirer sur la corde car le désir exacerbé peut flancher en décevante précocité. Il faut aboutir, passer au style direct, trop c'est trop… ce n'est jamais assez !
Mais je devine à présent que mon Swan mollit, que son désir s'alanguit… à moins qu'il ne veuille bâcler la besogne… sans moi. A moi, comte, deux mots ! Je teste son ardeur. « Tu la sens vraiment ? – Oui… oui. » Il a dit oui deux fois, cela signifie « non ». Il ne ressent plus rien. La mitraillette est enrayée. Clignotant rouge ! Je repense à ma dernière mise en scène, à la citation si délicatement susurrée dans la bouche de l'impériale Huppert : « En vain, fier Hippolyte, en vain t'évertues-tu / Triturant à tâtons les tétons de tonton. » (Phèdre, acte III, scène 4). Souvenir, souvenir… quelle impérissable première à l'Odéon ! Mais que vois-je…voilà qu'à mon tour, sous la poussée dramaturgique, à mon tour je … !!! Foin de littérature, passons à l'assaut. Tu es prêt, Swanny ? Je deviens d'emblée franchement cru, foin de Racine ou des langueurs lamartiniennes, très cru pour que sa vaillance ne faiblisse point… et surtout qu'il m'attende, le galopin ! « Swan, tu mouilles à fond ? Tu bandes bien dur ou un peu mou ? Vraiment ? Vrai de vrai ?» – Oui, Michel, je t'assure : pour toi je suis dur. » Eh bien ! je le crois. Je le crois d'autant plus que mon doux Acadien se jette à l'eau avec cette impudeur innocente qui représente sans doute pour lui le summum de la pornographie : « J'embrasse ton pénis ! » Il l'a écrit sur l'écran en gros caractères accompagné d'un smylie engageant, du genre cochonnet hilare. Merveilleux Swan ! Merci, c'est tellement poétique, touchant… et tellement doux sur mon chibre écarquillé. Quel artiste tu fais ! Je te découvre enfin… Ponctuées de « chéri » homéopathiques (faut pas pousser, ce n'est que de la baise transatlantique !), nos minutes s'écoulent avec une lenteur délicieuse… puis une gradation torride… des audaces mutuelles dangereuses… à la recherche du temps éperdu…le tout rythmé par nos pressions frénétiques sur la souris tandis que l'autre main s'égare… s'aventure… traverse le monitor… débarque sur le Nouveau Monde… ma main gauche fourrageant dans sa chevelure mouillée de sueur tandis que son poing de professionnel horticole, si habile à dépoter les bulbes, aborde la vieille Europe et branle ma tige en feu. Jusqu'à ce que notre surexcitation réciproque atteigne son acmé (j'emploie ce mot à dessein car mon pote le déteste, je ne sais pourquoi, peut-être à cause de sa connotation d'acné… juvénile !!! Une perplexité en passant : mon mec qui est l'homme (du restant de) ma vie, mon Amour quoi, est le seul à qui je ne dis jamais « chéri » ! Implicite ou illicite aveu ? Comprenne qui pourra.).
Retour au roman-fleuve tandis que, sur fond de coucher de soleil, le mot « The hend » se détache peu à peu. Grandes orgues et tutti des cordes. Ultime suspense avant le dénouement. Ma dernière consigne avant le point d'orgue a été simple et plutôt évasive : « Le premier qui conclut envoie à l'autre un bref bulletin de victoire et, si tu veux… » Je n'ai pas le temps de terminer ni d'envoyer mon ultime message, juste avant le clic, un mot de Swan – un seul – éclabousse l'écran :EUREKAAAAAAAAA !Et c'est ainsi, ce 21 novembre de l'an de grâce 2006, - donc hier soir - à l'heure de complies à Paris, (heure de la sieste à Florimond, au Québec) c'est bien ainsi que nous avons baisé à haut débit, Swan et moi, et que je me suis charnellement réconcilié avec le virtuel, me souvenant avec émotion et reconnaissance de la parole prophétique du grand Nietzsche dans sa lettre à Peter Gast du 15 janvier 1888: « Sans l'informatique, la vie n'est qu'une une erreur, une besogne éreintante, un exil. »