Ce jeudi 7 septembre.

Je ne sais encore si je tiendrai ce journal régulièrement, au jour le jour. Ce que je sais par contre, c'est qu'il me plaît d'inaugurer ce lieu d'expression (et de dialogue si possible) par une citation de mon philosophe préféré, André Comte-Sponville. En fait, j'en ai deux, deux Sages d'élection et de prédilection, qui sont aux antipodes l'un de l'autre, que je ne parviens pas à départager et qui m'aident de leur réflexion, qui m'aident ainsi à être heureux puisque philisopher c'est non seulement apprendre à mourir (!) mais aussi à être heureux hic et nunc (j'allais oublier : le compère s'appelle Michel Onfray, celui qui un jour, dans une lettre bien peu lisible, m'a dit : ose, Michel, largue les amares, abandonne les mirages qui te maintiennent dans la fausse vie et l'ascèse stérile). Du coup, je suis devenu hédoniste, et matérialiste, disons "matérialiste ascensionnel" pour faire plaisir à André ! Et du coup, je retourne à cette citation que j'ai redécouverte presque par hasard. Depuis quelques jours, je la lis, la relis, la communique à mes amis les plus chers. Et ces mots d'André, si exigeants pourtant, me tonifient. Car on me dit : toi qui fus curé, tu ne crois plus en rien, c'est fastoche, c'est pépère ! Ce à quoi je rétorque : eh bien ! non, c'est vous, les croyants, les crédules, les incurables de la Transcendance, vous qui êtes cul et chemise avec Dieu, c'est vous qui avez choisi la facilité,la convention, le confort, les béquilles et l'opium de la foi. Je n'envie pas votre Assurance Vie Eternelle, et je déteste les assureurs tout comme les promoteurs immobiliers ! Plutôt la nudité, l'inconfort, la décroissance et... l'insolence. Celui qui choisit l'athéisme, qui s'y tient, choisit la radicalité. Il regarde le Néant en face, droit dans les yeux, comme le vieux Julius de mon roman "Le Messager". (C'est mon double en fait, mon guide.) Et cette lucidité n'engendre pas la mélancolie, la frustration, encore moins l'ascèse mais au contraire la vaillance à (sur)vivre, la joie de l'éphémère, tous ces lambeaux de bien-être, de gourmandise, de sensualité, d'harmonie, de complicité amoureuse et amicale... tous ces petits riens qui tissent notre quotidien et nourrissent le grand RIEN qui nous attend puisque vivre, c'est perdre du terrain, n'est-ce pas ? Ah ! qui chantera l'inconfort et le bonheur et le soulagement de ceux qui, ayant côtoyé les mirages de la croyance bouffonne - ou ses spectres d'intolérance - reviennent au Réel, enfin dégrisés, s'en contentent, en jouent, en jouissent provisoirement et s'en réjouissent intensément : pour mourir de ma propre mort un jour, investir suffisamment le présent pour n'avoir plus besoin du passé ni peur du futur. Là est la Joie. Ami Internaute, je t'invite à être désespérément heureux... après avoir médité le fameux texte de Comte-Sponville (sorry, je suis un incurable bavard, il faudra t'y faire !!)

Le difficile est d'être seul.
Sans Dieu. Sans amis. Sans amours.

L'athéisme est difficile, et plus d'un y échouent. Il ne suffit pas de ne pas croire, pas plus qu'il ne suffit, pour savoir ce que c'est que la nuit, de fermer les yeux… Le néant est un mystère d'abord, et l'on s'invente toujours des soleils. Je sais des athées de naissance plus religieux que certains prêtres. Il est préférable, peut-être, pour devenir athée, d'avoir été croyant : on sait ce dont on parle, et cela rend vigilant contre les idoles. C'est la lucidité des apostats.

Faire le tour de l'athéisme. Comprendre qu'il ne reste alors ni beau, ni bien, ni vrai peut-être. Se perdre dans ce désert. Qui n'a pas fait ce voyage ne peut rien penser vraiment, et pas même ce que c'est que Dieu, s'il existe. Simone Weil l'a bien vu, après Descartes : la foi suppose un athéisme préalable qu'elle dépasse, sans quoi elle n'est que superstition et religiosité. Le vide est l'élément premier qui rend possible le plein. Dans la Bible, Dieu ne crée pas les ténèbres, mais constate leur préexistence ; et les atomes d'Epicure, éternels absolument, tombent dans un vide qui pourtant, en chaque lieu, les précède. Le néant existe d'abord. Il est la première vérité : la vérité du silence.

Faire le tour aussi de ses amis. Les perdre tous. Comprendre une bonne fois leur solitude égale à la mienne, et l'accepter. Toucher le fond de leur indifférence. Est-il besoin d'en parler ? Chacun sait ce que je veux dire, ou n'a pas eu d'amis – mais les rêve. Pascal est cruel ici, mais nécessaire. Il faut commencer par la solitude.

Et puis le désamour. N'être plus aimé n'est pas grand chose, encore qu'il faille le vivre. Mais ne plus aimer soi-même, ne plus aimer du tout, comprendre que l'amour n'est rien, qu'il n'existe pas, ou qu'il n'est que sa propre illusion… Il faut avoir aimé pour comprendre cela, pour ne plus attendre de l'amour ce qu'il ne peut apporter, pour savoir que l'amour ne change rien à la solitude, ne change rien à rien, ne change rien même à l'amour… Toucher le fond de sa propre indifférence.

Enfin, la mort. Réaliser ce que c'est que mourir. Ce néant-là est aussi profond que l'autre, moins vaste peut-être, mais plus sévère. Narcisse s'affole à s'imaginer absent. Il faut être Narcisse un peu pour comprendre, car la mort est égoïste. Les autres ne meurent pas vraiment ; ils nous quittent, ils s'en vont… Et la déchirure est atroce, je le sais, et horrible la blessure. Mais justement : c'est une blessure. Moi seul je suis mortel, et ma mort est l'unique scandale. Point besoin de raisonner : il suffit de l'imaginer pour la craindre, et mon corps m'apprend assez qu'il la refuse. « Je n'existe pas » : phrase impossible ; et pourtant, cela sera. Ceux qui n'ont pas connu cette peur manquent d'imagination, voilà tout, ou de lucidité. Ma mort est mon horizon et ma limite. Elle est ce qui me définit, et les dieux sont immortels parce qu'ils n'existent pas. Mourir est le prix à payer d'être soi. La mort est solitude.

André COMTE-SPONVILLE
in « Le mythe d'Icare, Traité du désespoir et de la béatitude », PUF, Tome 1 page 16