À part quelques bourgeons et les premières primevères, la nature est encore moribonde. Le brun domine car la végétation est encore mise à nu. Plus que par le jardin japonais, je suis fasciné par les arbres, leur luxuriance pétrifiée, leurs cicatrices. Lutte pour la vie, non ? Une écorce retient mon attention : on dirait la peau d'un pachyderme. Quelle histoire ce tronc raconte-t-il ? Nous n'en saurons évidemment rien. Et en même temps, cette écorce est poétique et dans ses stries on peut tout imaginer : des splendeurs, des errances…

Gabrielle – qui vient de commencer sa formation en horticulture – se penche sur chaque brindille, chaque bourgeon. Elle épelle l'essence de la plante. Pour elle, c'est une révision sur le terrain ! Je suis sidéré, non par sa science naissante, mais par son attention admirative à la nature, aux frémissements de la végétation au sortir de l'hiver, à sa complexité. C'est cette complexité, me dit-elle, qui fait son admiration et lui a fait choisir cette voie. Du coup, tout en cheminant, nous abordons la vie tout court, sa vie à elle, sa séparation récente. Là aussi, que de cicatrices, d'espoirs brisés, de promesses contrariées… C'est encore le temps du dégel. Sans vouloir m'immiscer dans la vie privée de ma fille, je réfléchis tout haut.

La nature peut-elle nous enseigner en matière de confiance et d'engagement ? D'harmonie et de croissance ? Rien à voir. Il n'empêche… Dans notre sous-culture bétonnée et robotisée, pourrie par le zapping et le kleenex, nous avons peut-être oublié le temps de la patience, de l'endurance, des longues et fructueuses germinations. Tout va si vite ! Comme on consomme la musique, comme au bouffe au Mac Do, comme on surfe sur Internet, on s'emballe, on se lasse, on se laisse. L'humain ne peut pas suivre ce rythme insensé. A fortiori l'amour. Il y faut de la patience et de la persévérance. Suffisamment d'humour aussi. Certes, l'amour peut être un long hiver mais, lorsque la graine a été semée, lorsque la perle rare a été trouvée, lorsqu'on en est intimement convaincu, il reste à la cultiver, à la laisser grossir, à la polir. À moins d'en collectionner plusieurs successivement ou à la fois ? C'est un risque. Et si l'être humain était avant tout un terrien et qu'il lui faille aimer et grandir et obstinément s'attacher comme croissent les arbres et gonflent les bourgeons : sous leur douceur veloutée ou leur écorce tourmentée, une infinie patience…

J'observe autour de nous les promeneurs nombreux : non seulement des personnes âgées, mais aussi des enfants rieurs, de jeunes couples amoureux. La vue de ces bipèdes me réconcilie avec l'humanité ! Peut-être, sous doute inconsciemment, sont-il venus cueillir dans la nature, au sortir de l'hiver, cette nature pleine de promesses esquissées et de vitalité souterraine, un peu de sagesse et de consolation : faire confiance au Temps qui mûrit et embellit, qui détruit aussi. Mais qu'importe si la récolte fut belle et si l'on a réussi, comme Kahn pour ce jardin féérique, à sculpter sa propre vie pour en faire une œuvre d'art ? À la fois solo et concerto car aucune espèce végétale n'est autosuffisante : il lui faut l'eau, la lumière, l'espace, les insectes et les abeilles… et peut-être les regards émerveillés des humains.

Dernière observation : un « banquier japonisant », en même temps infatigable philanthrope, et qui, au lieu de spéculer, recrée de toutes pièces un jardin près de chez lui pour l'offrir au plus grand nombre, c'est plutôt encourageant par les temps qui courent, non ?


Quelques clichés pris hier au jardin Albert Kahn :












CI-DESSOUS, LE JARDIN A LA BELLE SAISON :





« Je suis allé à deux reprises au Japon ; j'aime tout particulièrement ce pays et c'est pour cela que j'ai voulu poser ici près de ma demeure, un coin de la terre japonaise. Ma nature a de grandes affinités avec la sensibilité des Japonais et j'apprécie tellement le calme et la douceur de leur façon de vivre. C'est peut-être aussi pour retrouver cette atmosphère qui m'est si familière que j'ai voulu vivre parmi les fleurs et les arbres du Japon »

Albert Kahn interviewé pour la revue France-Japon, 15 Août 1938


AUTRE CHOSE - qui n'a rien à voir - puisque c'est MARDI, c'est la suite du roman-feuilleton rocambolesque LE MANOIR DE MERVAL. Aujourd'hui, le 8ème épisode ! Le suivant le 6 mars.