D'ailleurs, voici une question qui souvent m'irrite: pourquoi les fabricants, épiciers et marchands confondus, imposent-ils aux malheureux acheteurs des normes nouvelles rendant les standards précédents obsolètes ? En quoi par exemple un écran 16/9 est-il mieux qu'un format classique ? En quoi un film en 3D est-il révolutionnaire ? J'ai fait l'autre jour le test des lunettes magiques pour le magnifique film Pina (qui, du coup, en a été gâché) : j'avais l'impression d'avoir la tête dans un aquarium ! Car, une fois admis que le 7ème Art, ce sont des images qui bougent sur une toile blanche et plate, pourquoi le transformer en attraction de foire ? Sinon, encore et toujours, pour rameuter le populo et faire du fric, du fric, du fric !

Bref, retour à la littérature. Dans la 1ère pièce de théâtre que j'ai écrite, j'ai mis en scène le sémillant Raphaël qui a décidé, routine oblige, de ne jamais changer ses habitudes culinaires. Des huitres ? HORS DE QUESTION. De son côté, Julius, l'écrivain grincheux qui emploie ce jeune homme de compagnie l'espace d'un (dernier) été ne goûterait pour rien au monde les « nouilles au Nutella » que souhaite lui concocter Raphaël. Alors ? Disons qu'un compromis sera trouvé, par lequel il sera démontré que l'innovation a du bon. A condition qu'elle soit provisoire et réversible !

Ceci dit, je ne suis pas sorti d'affaire : entre Windows Truc et Windows Machin, mon cœur balance et je doute que la Littérature puisse m'aider à trancher. Mais non, décidément, les vieilleries ont du bon : plutôt que de céder aux sirènes de la sublime et révolutionnaire « rentrée littéraire 2011 » – Franzen, Jenni, Nothomb et tutti quanti – je viens d'acheter une antique version des Mémoires d'outre-tombe de qui vous savez, en 4 volumes lourds et encombrants, avec une jaquette usée et par-ci par-là des taches brunes et des coins cornés. Malheureux, dira l'imbécile technophile (souvent, ça rime), pourquoi pas une tablette new look avec écran tactile ? Pourquoi ? Mais parce que mes routines me sont chères tandis que m'apparaissent assommantes et facultatives les prétendues performances technologiques, Dieu les nique !





JULIUS - Ne t'en fais pas, je plaisantais. Tu commences à me connaître, non ? Remets-toi et rassure-toi. Tu as toute la vie devant toi, Raphaël. Tu vas encore grandir, forcir, embellir ! Si si, ne rougis pas sans cesse. Allez, sans rancune, reprends une langue de chat. (Silence.) Et reparle-moi plutôt de tes emplettes. Qu'est-ce que tu m'as rapporté de beau ? Enfin, je veux dire, de bon ?
Raphaël engloutit une grosse gorgée de bulles pour se donner du courage.
RAPHAEL - Eh ! bien, j'ai fait pour vous comme pour moi… C'était convenu, n'est-ce pas ? Des pâtes, mais pas n'importe lesquelles, exclusivement des tortillonis. Du thon, des œufs, du fromage, des yaourts. Et puis des steaks hachés (mais, pour vous, je n'ai pris qu'une boite de quatre), de la brioche, trois plaques de chocolat au riz soufflé, le minimum vital ! Ah ! J'allais oublier, du Nutella. Les nouilles seules ont peu de goût mais avec un demi-pot de pâte à tartiner, c'est un vrai régal. Vous connaissez ?
JULIUS - Le Nutella ? Avec des pâtes ? Non, non… Mais je ne demande qu'à essayer. Quand me feras-tu une démonstration ?
RAPHAEL - Une démonstration ?
JULIUS - Ecoute, Raphaël, voilà ce que je te propose. La prochaine fois, pas jeudi, mais mardi de la semaine prochaine, tu avances ton horaire. Tu sais que je me lève tard… Non par paresse, mais pour récupérer de mes insomnies. Alors, tu fais dix heures quatorze heures et tu me mijotes ta recette miracle. Si tu es libre bien sûr… Dix heures, ce n'est pas trop tôt pour toi ?
RAPHAEL - Non, non. Mais, vous savez, moi aussi je suis une grosse feignasse. (Il réfléchit un instant en silence) Oui, pourquoi pas ? D'accord pour la matinée et, ensuite, je file à la piscine. Mais… si vous n'aimez pas ma cuisine, Monsieur Julius ?
JULIUS - Eh ! bien, je ferai un effort, voilà tout, comme lorsque j'étais enfant. Ma mère ne jurait que par le tapioca. Tu connais le tapioca ? Avec ses gros yeux huileux qui vous dévisagent dans le bol ? Une horreur. Et toi, que détestes-tu ?
RAPHAEL - Euh… tout ce qui n'est pas bon ! (Julius a souri du truisme et son regard intrigué pétille). Les fromages sans goût, style St Paulin… les épinards, les navets… le bœuf pas assez cuit. Et tout ce qui accroche aux casseroles. Et, bien sûr, les huîtres !
JULIUS - As-tu déjà goûté à ces délicats mollusques ?
RAPHAEL - Non, bien sûr, jamais. Vous voulez ma mort ou quoi ? (une pause) En fait, j'adore manger, mais pas à la va vite, comme un porc. J'aime que ce soit bien préparé, artistique quoi, et avec mes potes, de préférence.
JULIUS - Je vois… En attendant, je vais piocher dans tes ingrédients et me débrouiller comme un grand. Si j'en ai le courage… Tu sais, moi, la nourriture. Me retrouver seul… Il suffit que je cuisine pour que je n'aie plus faim lorsque je passe à table. (Un silence) Quand Andrews était là… c'était différent. Sa soupe chinoise, un must !
Raphaël observe Julius la bouche ouverte. De curiosité ou d'appétit ? Mais Julius ne répond rien. Il a jeté un coup d'œil à l'horloge.
JULIUS - Tu connais la phrase célèbre ? « Il faut manger pour vivre…
RAPHAEL - « … et non vivre pour manger » Oui, je connais, c'est dans Le Bourgeois Gentilhomme.
JULIUS - Perdu, c'est dans L'Avare. Tu n'es pas tombé loin, bravo ! Par contre, dans Le Bourgeois en question, on trouve cette autre phrase : « Je vis de bonne soupe, et non de beau langage. » Toi, tu fais mieux, Raphaël, tu me proposes soupe et langage. La carte plus le menu ! Le nec plus ultra, quoi ! Voilà ce que c'est que d'avoir de la culture. Allez, Cléonte, file, c'est l'heure. Et laisse-moi te raccompagner pour une fois.
RAPHAEL - Je vous aide.
Raphaël s'est précipité, tendant ses deux mains.
JULIUS - Une seule. Je vais essayer avec le bras du fauteuil. Je ne suis pas tout à fait impotent, tout de même !
Ils se dirigent lentement vers la porte du salon. Julius s'appuie sur l'épaule du garçon de compagnie. Des pas menus, en évitant soigneusement les bords des tapis.

[Extrait de la scène 5]




(…)


JULIUS - (Il l'interrompt.) Et si nous trinquions ? Je lève mon verre en ton honneur, Raph. À tes vingt ans, à tes projets, à tes amours … à ta belle jeunesse !
RAPHAEL - Merci, Julius. À votre santé… euh… je veux dire… à tout ce que vous pouvez souhaiter ! (Ils boivent.)
JULIUS - Et à tous mes chers ennemis. Ce soir, je me sens magnanime. À la bonne Alicia… et à la santé de tous les losers…(avec une emphase exagérée) … à tous ceux qui accumulent le vent dans leurs outres percées… tous ceux qui n'ont rien, plus rien, ni Dieu ni maîtres, mais qui sculptent leur Destin. (Une pause) Et à la santé de la cohorte des crédules. Je lève bien haut ma coupe débordante de noire ciguë en leur honneur ! À tous ces idolâtres, les enturbannés de la Foi, les croisés de la Morale, les sectionnés de la Torah et tous les autres coquins… À la vôtre, Messieurs ! et que… Mais, j'y pense, Raph… Tu ne m'as rien dit du menu. Qu'as-tu pensé de la surprise du chef ? Mes « feuilletés de la mer » ?
RAPHAEL - C'était l'entrée ?
JULIUS - Oui, bien sûr. Qu'en as-tu dit ?
RAPHAEL - Je me suis régalé. J'ai adoré le fondant et le goût alcoolisé. Il y avait de l'alcool ?JULIUS - Très peu, un soupçon, mais c'est le détail qui transcende. Andrews était le grand expert de cette recette. (En mimant) Tu disposes la préparation dans les feuilletés, en enlevant d'abord le jus, puis une noix de beurre, un doigt de muscade, une grosse pincée de panure, une cuillerée de Champagne brut, tu enfournes à four très chaud… et tu n'as plus qu'à déguster tes huîtres gratinées.
RAPHAEL - Des huîtres ? Vous m'avez fait bouffer des huîtres ! C'est pas du jeu, Julius, vous m'avez pris en traître…
JULIUS - Je ne t'ai pas pris en traître, Raph, je t'ai proposé. Et apparemment, tu as aimé, tu t'es même resservi. Te souviens-tu de tes nouilles au Nutella ? Divine surprise, n'est-ce pas ? Sauf que, ce jour-là, j'ai eu bien mal, une crise terrible… mais rien à voir avec ta recette. En gastronomie, comme dans la vie, une seule morale : si tu n'essaies pas, tu ne sais pas !

[Extrait de la scène 14]


« Raphaël ou le dernier été, » in AMOUR(S), Trilogie théâtrale, L'harmattan, mars 2010.