Tahar Ben Jelloun : La France pour les immigrés, est-ce un rêve ou un malantendu ?

GENET : Tous les pays capitalistes, néocolonialistes ou non, protègent leur main-d'oeuvre nationale. Aucun de ces Etats, la France exceptée, ne s'est coiffé d'une auréole le désignant modèle de civilisation. L'Africain qui vient en France pour travailler, pour étudier, pour se promener, on pourrait croire qu'il en partira émerveillé... Nous autres, civilisations, savons maintenant que la civilisation c'est aussi ce projet de loi mis au point contre les hommes les plus pauvres du monde.

TBJ : Pourtant c'est un pays civilisé.

GENET : Que la France, d'une instance très haute, ait reçu mission d'arracher l'Afrique à sa misère, personne n'en doute. D'ailleurs, la France est féminine, elle a toutes les vertus douces de la mère et de l'amante. Elle n'a le tranchant ni du Portugal ni du Royaume-Uni. La France, c'est la Très-Bonne ! Nous espérions (rien du tout !) qu'elle ouvrirait large ses bras à tous ces vieux esclaves.

TBJ : Vous m'avez dit une fois que c'est l'Allemagne qui est féminine... pas la France.

GENET : La France est la fille aînée de l'Eglise ! Ne l'oublions pas. Fille et mère, amante et dévoreuse. Je vous répète, elle n'a pas le tranchant des pays voisins.

TBJ : L'esclavage, c'est une vieille histoire...

GENET : Comment cela a-t-il commencé ? De cette façon au Maroc : vers la fin du règne de Lyautey, autour de 1930, les Français n'avaient pas le droit d'acheter des terres appartenant aux tribus. Ils tournèrent l'obstacle en transformant ces terres en propriétés privées et en achetant des hommes de paille marocains. Et, les tribus dépossédées de leurs terres traditionnelles, il ne resta aux hommes qu'à partir travailler, d'abord dans les ports marocains, ensuite à Paris, enfin dans nos provinces où ils traînaient les pieds, habitués aux babouches mais maladroits dans les godasses à tiges qu'il fallait soulever.

La même chose en Tunisie - ou presque la même - eut lieu peu de temps avant la signature du traité du Bardo, quand un gendre du bey vendit à des négociants français plusieurs dizaines de milliers d'hectares, très bon marché et nettoyés (nettoyés, comprenez purifiés, débarrassés de tous campements arabes).

Le maréchal Bugeaud, futur duc d'Isly, avait commencé encore plus tôt, peu après 1840, le peuplement de l'Algérie de la façon que tout le monde sait, des soldats français sur un rang, face à un rang de "filles" venues de Toulon, un roulement de tambour et chaque soldat s'avançant à la rencontre de celle qui lui faisait face : ils étaient mariés. Le couple nouveau allait aussitôt tirer au sort la parcelle qui le rendrait propriétaire.

Avant 1914, il y avait en France très peu de travailleurs immigrés, sauf les Italiens bien sûr. C'est grâce à Verdun et au Chemin des Dames que les indigènes eurent l'honneur de verser un sang français ou assimilé. En 1944, le Garigliano ; en 1954, Dièn Biên Phu...

TBJ : Je voudrais juste vous faire remarquer que lorsque je suis arrivé en France en 1971, les immigrés n'existaient pas, je veux dire, ils étaient là, mais on ne les voyait pas, ils étaient tous parqués dans des cités de transit et on ne se préoccupait pas de leur existence. Il a fallu le "choc du pétrole" en 1973 pour que tout d'un coup la France découvre qu'elle a des millions d'Arabes sur son sol.

GENET : vous avez raison ; la presse n'en parlait pas, sauf au moment de la guerre d'Algérie lorsque des Algériens, tous travailleurs émigrés, étaient sortis manifester à l'appel du FLN. Là, la police française s'en est donné à coeur joie : le lendemain, des dizaines de corps d'Algériens flottaient sur la Seine. Mais là, les politiques, les militaires et la police étaient tous d'accord pour mater les Algériens en France. Et puis, le policier qui tire sur un Arabe, il assouvit son apétit raciste. Car c'est de racisme qu'il s'agit.

TBJ Pensez-vous qu'en France le racisme est plus présent, plus agressif, que dans les autres pays d'Europe ?

GENET : Les autres pays d'Europe, quelle question ! J'ai toujours connu en France ce racisme qui est son tissu le plus serré mais changeant. Tout jeune, on détestait les Juifs et on adorait les Marocains et les Sénégalais, nettoyeurs de tranchées. A l'agressivité des Français durant les conquêtes coloniales s'est ajouté un racisme presque naturel. L'agressivité à peu près ridiculisée, il ne reste que le racisme avec la préoccupation de l'exploiter par les moyens les pluis bêtes. Après le "utilisons cette main-d'oeuvre crève-la-faim", le "débarrassons-nous des bougnoules". Ca ne sera pas facile, car j'espère qu'ils ne se laisseront pas faire. On remplira les bateaux, les trains et les avions et on videra les usines de leurs travailleurs... Non, pas possible.

TBJ : Vous pensez qu'aujourd'hui il y a moins d'antisémitisme qu'avant ?

GENET :Non, l'antisémitisme est toujours là, sauf que le racisme s'est légèrement déplacé pour se focaliser sur les Arabes, surtout que la cause palestinienne que défendent les Arabes en France est perçue comme un péché impardonnable. Celui qui n'aime pas les Juifs n'aime pas non plus les Arabes, ça je le sais.

TBJ : Pensez-vous qu'en France les gens se mobilisent plus et de manière plus efficace contre les actes antisémites que contre les agressions anti-immigrés ?

GENET :Je vous le répète : l'antisémitisme persiste dans la société européenne. Il n'a jamais cessé, mais il s'est enrichi d'un autre racisme : ce nouveau racisme lui permet de dissimuler le premier et d'exprimer sa haine contre l'Arabe, l'Arabe qui a osé commettre un régicide. Je ne sais pas, une chose est sûre : la lutte contre le racisme devrait être sans racisme. Une agression est une agression. Un homme vaut n'importe quel homme. Ce sont là des choses qui devraient être banales, naturelles. Pas besoin de le rappeler. La France a tout de même une dette à l'égard des Juifs qu'elle a envoyé dans les camps. Cette dette est dans les mémoires. Et l'antisémitisme est là aussi.

(...)

TBJ : Mais alors, comment voyez-vous l'avenir de la société française ?

GENET : Vous avez des questions bizarres ! Je ne suis pas un devin ni une voyante, quoique... Intéressant de me déguiser en voyante, une Gitane, une "Chitane" comme vous dites chez vous au Maroc, et de dire la bonne et la mauvaise aventure. L'avenir ! (Il s'arrête et parle comme un comédien en fermùant les yeux et en faisant semblant de caresser une boule magique.) L'avenir ! Mais il y aura de plus en plus d'Arabes, de Noirs, de Gitans dans les rues de France, et la France aura peur, très peur de ces gens venus avec des odeurs et des couleurs que les soldats de la colonisation ont bien connu... (rire)... Je ne vois rien d'autre.




Réflexion personnelle : cet entretien (ici des extraits) date de novembre 1979. Les propos de Genet sont-ils anachroniques ? Ne revêtent-ils pas au contraire une criante et bouleversante modernité ? Non seulement à cause du populisme à la Le Pen version bleu Marine, à cause de la traque des clandestins venus d'Italie, de la chasse au faciès dans les cités, des camps de rétention si accueillants pour les jeunes enfants effarés (regroupement familial oblige !)... Péril et honte non seulement dûs aux événements extérieurs dans la France sarkoziste mais à cet événement intérieur, à ce réflexe raciste que chacun nourrit en soi à son cœur défendant. Ne nous payons pas de mots, moi le premier, grand amateur de mots et donneur de leçon empressé. C'est en chacun de nous que se joue l'infamie à l'égard de l'Autre, le sale réflexe antisémite et/ou anti immigré. Car, si chacun d'entre nous, c'est entendu et c'est fort bien, a son bon Arabe de service ou son Juif non caricatural, combien de fois, dans un métro malodorant ou face à un fait divers médiatiquement exploité, oui, combien de fois JE m'écrie et maudis in petto le sale rebeu, le benêt de négro, ce con d'hétéro ou la négresse à plateau !