« Il y a quelque temps, dans un tramway d'une grande ville de province, je me suis trouvé à côté de deux jeunes d'environ 17 ou 18 ans. Leur sujet de conversation m'a surpris : en effet, ils parlaient, fort bien d'ailleurs, de… musique classique ! Sujet inhabituel s'il en fût pour cette génération qui n'a guère pour habitude de disputer sur les transcriptions de Bach par Ferruccio Busoni !

Je n'ai donc pas résisté au plaisir d'engager une conversation, dont il résulta qu'ils étaient en terminale dans un lycée de la ville sans lustre particulier et non pas dans une école privée socialement sélective. Je souhaitais surtout poser une question : « Que pensent vos camarades d'un tel centre d'intérêt ? » La réponse que me fit le défenseur de Busoni était riche de résistances : « C'est vrai, lorsque je parle de Schubert, j'ai l'impression de porter une étoile jaune. »

Nous vivons dans une société puissamment normative. Un paradoxe réside dans la contradiction entre cette normalisation généralisée et une apparence de liberté totale, autorisant tous les relativismes culturels : d'un côté la massification des comportements, de l'autre un contrôle social permanent stigmatisant les atypies.

Dans ce cadre, écouter Bach ou Schubert relève de la déviance.

Mais il est possible de résister à notre société de contrôle, et il y a même un devoir de résistance à cette oppression culturelle sournoise, indispensable à la survie du système consumériste et néolibéral.

Cette question avait déjà été abordée par Roland Barthes, qui, il y a plusieurs décennies s'était penché sur la question de la résistance aux sociétés de contrôle. Dans une intéressante analyse, Yves Citton est plu à tirer quelques « Maximes » de l'œuvre de l'auteur de Mythologies, à travers lesquelles je vois mis à jour trois principes qui me semblent fort utiles pour nous aider à préserver notre intégrité intellectuelle face aux innombrables stratégies d'influence utilisées par la société néolibérale :

1/ Principe de déconnexion. Il est fondamental. La première des tactiques d'influence est la captation de l'attention par des sollicitations permanentes : invasion publicitaire, qui impose une réelle discipline si l'on veut y échapper ; discours politique racoleur, fondé de manière hélas croissante sur la « peoplisation » et le paraître, au détriment du débat de fond ; besoin artificiel de joignabilité permanente ; présence de téléviseurs dans une multitude d'espaces publics, du café-restaurant à la poste… Nous devons nous faire une règle de vie pour savoir couper la communication lorsqu'elle devient indésirable et qu'elle constitue non plus un échange mais une intrusion dans notre vie personnelle.

2/ Principe de re-territorialisation. Il s'agit, selon Y. Citton, de « favoriser la constitution d'espaces protégés au sein desquels l'individu n'ait pas à être constamment sur ses gardes. » Le mot « individu » lui-même n'est pas neutre : sommes-nous encore des individus dans les grands rassemblements festifs, sportifs, musicaux ou autres, effaçant l'individu qui n'existe plus en tant que tel mais devient un composant anonyme d'une foule ? Il me semble exister une différence fondamentale entre un concert rock et un concert classique : l'un ne peut exister que par la foule, l'autre suscite certes une émotion partagée, souvent très profonde, mais ne provoque aucune réaction fusionnelle. Mon voisin de rangée et moi-même écoutons la Messe en si de toute notre âme, mais ce voyage intérieur nous reste propre et incommunicable. Attention toutefois à un risque de dérive : que ces territoires protégés soient physiques, sociaux ou intérieurs, ils ne doivent pas être synonymes d'isolement désocialisant, davantage proche d'une réaction de fuite passive que d'une contre-attaque active.

3/ Principe d'idiorythmie. En effet, nous sommes soumis en permanence à un bruit de fond de rythmes imposés. Par exemple, entrez dans n'importe quel supermarché : vous êtes accueilli par une musique de fond insignifiante, construite sur un tempo toujours identique – un allegretto manifestement choisi pour vous inciter à vous caler sur son propre mouvement, donc à vous mettre en phase avec le supermarché lui-même, selon une sournoise tactique d'influence. D'où cette idée de rompre délibérément avec ces rythmes imposés, du moins ceux sur lesquels nous avons un pouvoir d'action (j'exclus les rythmes structurants comme ceux du travail). Un bel exemple est le rituel du journal télévisé de 20 heures, qui conditionne la vie de tant de foyers !


En mettant en œuvre ces 3 principes, nous disposons de puissants outils de résistance individuelle. Point n'est besoin de révolution violente ! Notre système consumériste, qui sait le prix de tout et la valeur de rien, voit son hubris mortifère réduite à l'impuissance face à des individus, intégrés dans le corps social mais néanmoins autonomes et conscients de leur caractère unique, refusant le rassemblement où l'individualité s'abolit au profit d'une foule anonyme et trop souvent irresponsable, sachant débrancher leur téléphone et éteindre leurs téléviseurs voire s'en débarrasser, activement réfractaires à la publicité, critiques à l'égard du discours politique sans pour autant en être détachés, et capables de faire un merveilleux voyage intérieur à l'écoute des Variations Goldberg qui nous font entendre, et pour longtemps encore, des pages d'éternité. »


Pierre-François LAGET, in ETUDES, février 2011, pages 244-246.


Post scriptum. S'il avait voulu rester dans la logique de son développement et de son titre, l'auteur aurait pu conclure son article, non pas sur Bach (parfois un peu trop cérébral – je préfère les quatre Suites jubilantes aux Variations Golberg ! – mais bien sur Franz Schubert, par exemple, sa sonate pour arpeggione, ses Moments musicaux ou ses Impromptus pour piano ! C'est grâce à ces morceaux-là que je m'envole, que je m'enfuis pour me reconstituer l'âme.