Un homme qui crie

24 février 09

Je viens de lire le « Discours sur le colonialisme » d'Aimé Césaire. Je dis bien, à ma grande confusion, « lire » et non pas « relire ».

Bien sûr, je faisais confiance à cet auteur, aux mots que je croyais connaître mais ces mots-là – “colonialisme”, “colonisateurs”, “colonisés”… – étaient des mots déshydratés, des mots mégots, des mots qui avaient perdu leur chair et leur colère. Et à propos des événements des Antilles qui sont loin d'être résolus à l'heure où j'écris, je me suis dit, soudain réveillé et tourmenté : non, ce n'est pas possible, tu ne peux plus laisser résonner ces mots, les laisser faire leur danse de Saint-Guy, tu ne peux plus les ânonner, sans savoir, sans vérifier, sans d'abord les entendre. Car la solidarité ne suffit pas, il faut la véracité. J'ai donc lu cette nuit le fameux Discours.

J'étais à la fois vibrant et incrédule, je me disais tout en lisant : ils ont osé, ils ont osé infliger ceci, ils ont pu endurer cela, et ce n'étaient pas des étrangers, des martiens, des gens de l'Antiquité, c'étaient nos pères, nos frères, un peu de moi-même.Oui, à l'époque, des intellectuels « idéalistes » comme Renan, des militaires comme Bugeaud, des politiques comme le radical-socialiste Albert Sarrault, des curés comme le Père Barde, des littéraires comme Loti osaient dire et sans nul doute penser certains mots inouïs et nul alors ne pipait mot : pas un écrivain patenté, pas un académicien, pas un prédicateur, pas un politicien, pas un « défenseur de la personne humaine» ! (Peut-être, dans 50 ans, relèvera-t-on la même impudence chez les uns et la même surdité chez les autres à propos du sort fait en France à certains captifs ou à certains clandestins, qui sait !)

Bien sûr, il ne s'agit pas de culpabilité ni même de repentance, mais d'assimilation, de nourrissage, d'oralité : les mots qui révèlent, les mots qui réveillent, les mots qui disent jusqu'au vertige, les mots qui pénètrent en soi jusqu'au renvoi. Ceux qui convertissent aussi et qui ressoudent un peuple.

Car les mots ont le pouvoir, non seulement de rafraîchir la mémoire mais de l'assainir. Combien de nos concitoyens en cet hiver 2009 ont-ils lu ce discours qui appartient non pas à l'histoire de la colonisation française, mais à l'Histoire tout court ? Combien de nos politiques ? Combien de nos médiateurs ? Peut-être comme moi croyaient-ils savoir : ils ânonnaient certains mots, ils s'en gargarisaient ou les vomissaient, jonglaient avec ou se les jetaient au visage.

Non pas relire, mais lire Césaire une bonne fois. Certes, pas plus que Guy Môquet, on ne rabâche ses classiques sur ordre comme nos mères nous infligeaient leur cuillerée d'huile de Ricin ! On les relit par nécessité intérieure, par souci de la vérité, pour grandir en humanité. On les relit aussi pour changer, pour se rapprocher, changer de regard et donner du poids et de la chair à la nouvelle fraternité qui va se construire enfin.

Car il faut avant tout écouter, croire aux mots, croire à l'histoire que l'autre raconte, vibrer aux maux qui l'ont meurtri en accueillant les mots qui les ont décrits. C'est la mission d'Aimé Césaire, peut-être plus urgente aujourd'hui qu'en 1950 et, même si je suis un retardataire, je suis heureux aujourd'hui de l'accueillir dans le cercle de mes plus grands auteurs, ceux dont la voix ne triche pas, ceux qui ne nous refont pas le coup du violoncelle lyrique ni de la crécelle vindicative. La voix qui vient du cœur. Au corps à cœur. À l'heure de la Star Ac, les Poètes restent vivants et agissants. Ce sont les hommes-livres qui nous transfusent la vie.

« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir. Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse… »


[Ce texte a été repris avec les 47 autres dans le recueil Émois Émois Émois, chroniques hypertrophiques, L'Harmattan, janvier 2010.]




Petite cerise confite sur le gâteau de l'Epiphanie, ce poème de Césaire consacré à « l'homme de couleur » :

Cher frère blanc,
Quand je suis né, j'étais noir,
Quand j'ai grandi, j'étais noir,
Quand je vais au soleil, je suis noir,
Quand j'ai peur, je suis noir,
Quand je suis malade, je suis noir...
Quand je mourrai, je serai noir...

Tandis que toi, homme blanc...
Quand tu es né tu étais rose,
Quand tu as grandi, tu étais blanc,
Quand tu vas au soleil, tu es rouge,
Quand tu as froid, tu es bleu,
Quand tu as peur, tu es vert,
Quand tu es malade, tu es jaune,
Quand tu mourras, tu seras gris ...

Et après cela, tu as le toupet de m'appeler
"Homme de C O U L E U R " !