J'écris ceci à deux heures du matin parce que des résidents indélicats m'ont réveillé par leur vacarme. Mais peut-être l'angoisse m'avait-elle prédisposé ? Non, pas l'angoisse, juste la lassitude, le dégoût, l'ennui.

Disons-le franchement : quand on veut bien se donner la peine d'y réfléchir un peu, l'existence est suante et insignifiante. Bien sûr, chacun se dorlote, utilise ses hochets de vieux bébé ou son compte en banque dévalué pour s'offrir des illusions, des consolations, des petits bonheurs de pacotille ! Mais le bilan est là : nada. Ni Héros ni Saint à l'horizon, ni Amour bouleversant ni Beauté sublime ni Génie prometteur ni Parousie consolatrice ! (À elles seules, comme ces majuscules sont cruelles, renvoyant chaque parcelle de notre être et de notre pensée à sa vacuité lilliputienne !) Oui, il faut bien l'admettre, s'en consoler et faire avec, juste ce petit rien qu'on appelle « soi », ego », tout à l'ego quand, à l'intérieur, une fibre secrète, une plaie, une larme ne rêve que de source et de soleil ! Il y a des sidas de l'âme qui en tuent plus d'un et dont nul ne parle. D'autant qu'il ne peut exister aucun vaccin efficace.





Comme il m'est parfois difficile d'appliquer la devise du cher Chamfort : « La plus perdue de tes journées est celle où tu n'as pas ri au moins une fois. » Non pas un rire cynique, mais un rire franc, drôle, impertinent, un impossible rire d'enfant qui, lorsqu'il joue, oublie tout. Il faudrait aussi pouvoir rire au moins une fois durant ses nuits, ne serait-ce que pour tromper l'ennui et se moquer de son désenchantement stérile. (Et aussi se distraire de sa bouche dévastée, source d'humiliation et de douleurs.) Car, après tout, qui nous a promis que la Vie serait un cadeau enchanté ? Qui nous a garanti, à part les publicistes malhonnêtes, que « nous le valons bien » ! Qu'est-ce que nous valons ? De quel trésor intérieur pouvons-nous nous prévaloir ? De quelle fallacieuse postérité pourrions-nous par avance nous vanter ! Puisque vivre, c'est perdre du terrain, c'est la victoire du rien. Nada. Encore et à jamais. Déjà s'effacent nos traces. Nous ne pesons rien, ni sur notre propre destinée ni sur celle d'un monde décevant et d'une actualité consternante. Rien. Rien à l'horizon. Rien de nouveau sous le soleil. Rien ni personne au monde qui puisse apporter du neuf, du frais, du vrai. Ne reste alors que le courage de survivre, un peu d'humour aussi.

Car vivre est difficile et il faut s'y tenir, disait Rilke. Encore une injonction paradoxale ! Pourquoi pas un verset d'Evangile, tant qu'on y est ! S'y tenir malgré tout, le Poète a raison, rester à son poste, endurer et durer, en admettant une fois pour toutes qu'on n'est pas… qu'on ne naît pas géant, mais nain, bambin versatile et capricieux, artiste raté, immortel floué, éternel prématuré malhabile à vivre et dévoré de rêves. Évidemment, une telle lucidité n'apporte aucun lot de consolation ! Peut-être fait-elle simplement – et bénéfiquement – diversion. Comme lorsqu'on se gratte pour se soulager d'une démangeaison, parfois jusqu'au sang. Il ne faudrait pas, il faudrait pouvoir s'arrêter à temps, le remède va être pire que le mal… mais ça fait tellement de bien !

Des mots pour atténuer les maux. Diversion et consolation. Comme cette page d'écriture improvisée au cœur de la nuit quand l'insomniaque effaré lance à la mer sa bouteille d'encre noire, très noire…
avant de s'en tenir sagement à sa petite pilule blanche !




Georges Jeanclos, urne