Depuis hier, l'Ami et son jeune équipage ont pris la mer. Quant à moi, je tiens trop au sécurisant plancher des vaches et redoute trop la promiscuité pour m'être joint à eux ! (Je tiens trop aussi à ne pas rater la rentrée après la torpeur estivale : comment prendre la poudre d'escampette sur la mer quand, dès le 7, c'est la rue qui nous convoque ?) Mais comment ne pas envier en secret leur totale liberté sur les flots, le seul repère au-dessus d'eux de Phébus et des étoiles, les escales attendues, à commencer par Tunis la Blanche, et cette belle amitié qui va souder tout ce petit monde affairé sur le pont…

Dans les Propos d'un Normand (1906-1914) d'Alain que je lis quotidiennement comme un bréviaire substantiel, je viens de découvrir coup sur coup deux pages sur la navigation. Ce sera ma façon de souhaiter à l'équipage un excellent voyage (gare à la force du vent aujourd'hui entre la Corse et le littoral !) même si dans la page du philosophe-journaliste il s'agit davantage de construction navale artisanale que de moderne plaisance.




XLII

Ce bateau qui se penche au souffle du vent et file en divisant l'eau, c'est une jolie machine. Le vent agit sur la voile inclinée ; la quille résiste, et le bateau glisse dans la direction de la quille, sous la pression du vent. Par cette marche oblique, il gagne un peu contre le vent ; bientôt il vire de bord et recommence ; ainsi le vent lutte contre le vent ; voilà une élégante victoire, due à l'adresse et à la patience. Tirer des bordées, c'est toute la politique de l'homme contre les forces naturelles.

J'en étais là de mon discours, lorsque l'ingénieur me dit : « Vous voyez bien, Alain, que les forces naturelles travaillent quelquefois pour nous sans exiger un gros salaire ; car nous ne compterons pas comme un gros travail ces adroits coups de barre, ces câbles halés ou largués, cette vergue qui passe d'un bord à l'autre. »

Vous tombez là, dis-je, sur un exemple rare, et cette machine est une des meilleures machines. Toutefois, n'oublions pas tous les travaux qui sont enfermés dans cette quille, dans cette coque frémissante, dans ces agrès qui chantent au vent. Je passe sur les observations et les expériences, qui ont peut-être exigé une centaine de siècles. Tout ce bois a bien mis cent ans à pousser ; le bûcheron, en le coupant, a usé un peu de sa cognée ; le charpentier a équarri ces poutres, cintré ces flancs, dressé ce mât. Mais considérez aussi cette toile, qui supporte l'effort du vent ; que de travaux dans ces fils entrecroisés ! Je crois entendre la navette du tisserand ; et ce fil qu'elle entraîne n'a pas été fait sans peine. La charrue ouvre le sol ; le semeur va et vient ; après cela, c'est la bonne terre qui travaille, et le dieu Soleil, père des forces. Le chanvre pousse. Puis, de nouveau, l'homme travaille. Le chanvre est arraché, mis à l'eau, séché, cuit, écrasé, peigné. Ce n'est encore qu'une légère chevelure, que le vent emporterait. Il faut que la fileuse s'en mêle, avec sa quenouille, son fuseau et sa chanson.

La puissance du bateau est faite de ces travaux accumulés ; c'est une force humaine qui craque dans cette coque et chante dans cette mâture ; qui claque au vent debout, puis s'affermit, résiste, incline le bateau, le pousse à travers la vague, creuse les tourbillons, fait jaillir l'écume salée. Il faut faire le compte des journées et le compte des veillées. Le fuseau de la fileuse, pendant qu'elle chantait, et le fil léger qu'elle tordait entre ses doigts, enchaînaient déjà le vent.

25 avril 1908