AU HASARD DES OISEAUX
Par Michel Bellin le samedi 23 mai 2009, 12:06 - Lien permanent
J'ai retrouvé hier soir notre squat de Garches. Autant l'hiver cette bicoque d'un autre âge est sinistre, autant l'arrivée des beaux jours la transfigure et l'enchante. Vite entrouvertes toutes les fenêtres pour réchauffer les pièces, vite ! Au salon, le lierre avait dévoré les embrasures et j'ai eu quelque mal à pousser la croisée. Après un frugal dîner, je me suis enfoncé dans le vieux canapé anglais tandis que la radio retransmettait le 3ème concerto de Beethoven (je ne l'ai su qu'à la fin, chose curieuse, j'étais persuadé d'entendre Mozart). Ce fut en fait un concerto pour deux solistes aussi virtuoses l'un que l'autre : sur une branche basse du cèdre, un merle s'en donnait à cœur joie tandis qu'au clavier - et en même temps à la direction - s'envolaient les mains agiles de Pierre-Laurent Aimard. Du moins telles que je les imaginais puisque je ferme les yeux lorsque je savoure la musique (quand je fais l'amour aussi). J'aurais juré que l'oiseau entendait le pianiste, qu'il lui donnait la réplique sans s'en laisser conter et voulait rivaliser avec lui. On n'a peur de rien quand on est un oiseau ! Quelle pyrotechnie ! Quelle ivresse ! Quelle musique vivante ! Je devais être le seul auditeur de France Musique à assister – à participer – en direct à une véritable recréation du grand Ludwig : la porte-fenêtre étant ouverte, je bénéficiais en effet d'une stéréo de rêve, la mieux équilibrée, la plus naturelle qui soit, impros étourdissantes de l'oiseau dans l'oreille gauche, arabesques virevoltantes du pianiste dans l'autre.
De tels moments où la banalité du quotidien est soudain touchée par une baguette magique, où le Temps suspend son vol, où la Poésie véritablement s'incarne, où la Musique est tout à fait cette mystérieuse vibration d'air qui pense et émeut… comment être suffisamment reconnaissant d'une telle Grâce et déjà nostalgique parce qu'aussitôt frustré ?
De tels moments où la banalité du quotidien est soudain touchée par une baguette magique, où le Temps suspend son vol, où la Poésie véritablement s'incarne, où la Musique est tout à fait cette mystérieuse vibration d'air qui pense et émeut… comment être suffisamment reconnaissant d'une telle Grâce et déjà nostalgique parce qu'aussitôt frustré ?
J'ai appris très tard à aimer les oiseaux
je le regrette un peu
mais maintenant tout est arrangé
on s'est compris
ils ne s'occupent pas de moi
je ne m'occupe pas d'eux
je les regarde
je les laisse faire
tous les oiseaux font de leur mieux
ils donnent l'exemple
pas l'exemple comme par exemple Monsieur Glacis qui s'est remarquablement courageusement conduit pendant la guerre ou l'exemple du petit Paul qui était si pauvre et si beau et tellement honnête avec ça et qui est devenu plus tard le grand Paul si riche si vieux si honorable et si affreux et si avare et si charitable et si pieux
ou par exemple cette vieille servante qui eut une vie et une mort exemplaires jamais de discussions pas ça l'ongle claquant sur la dent pas ça de discussion avec monsieur ou avec madame au sujet de cette affreuse question des salaires
non
les oiseaux donnent l'exemple
l'exemple comme il faut
exemple des oiseaux
exemple des oiseaux
exemple les plumes les ailes le vol des oiseaux
exemple le nid les voyages et les chants des oiseaux
exemple la beauté des oiseaux
exemple le cœur des oiseaux
la lumière des oiseaux.
Jacques Prévert, Paroles, Gallimard, 2008.
(C'est une magnifique et toute nouvelle édition revue et augmentée : couverture de nuit profonde, avec les trois titres vermillon, jaquette aussi noire que la livrée de mon merle ou la queue de pie de Pierre-Laurent Aimard !)