XLI


Une douzaine de cheminots se présentèrent chez le délégué des Riches. C'était un vieux monsieur, qui mettait la charité en statistiques, et qui siégeait à l'Académie des sciences morales. Il les reçut noblement et cordialement, le dos à la cheminée. Un vieil aiguilleur parla en ces termes :

« Comme vous avez dit, nous formons une société avec vous les Riches. Nous gagnons l'argent, et vous le dépensez. Bon ; c'est entendu. Le travail ne nous fait pas peur. Je dirai même qu'il nous plaît assez. Qu'est-ce qu'on ferait de ses mains ? Et puis c'est quelque chose de ne rien devoir à personne. Bref, moi qui vous parle, je ne changerais pas avec vous. Seulement, il faut que vous nous donniez la retraite à cinquante ans. Nous savons comment vous vivez ; cela ne vous mettra pas sur la paille. Au lieu de deux bals, vous en donnerez un. Vos femmes auront un chapeau neuf par mois, au lieu d'en avoir un par semaine. Vous roulerez en première classe au lieu de retenir un wagon-salon. Vous aurez un laquais au lieu de deux pour vous servir à table ; et vos colliers de perles auront un rang de moins. Votre vie sera à peine changée ; tandis que, pour nous, six cent francs de retraite à cinquante ans, c'est le paradis. C'est pourquoi, puisque, comme vous l'avez dit, rien ne peut marcher que si nous le voulons bien, c'est pourquoi nous exigeons cela. Sans quoi nous nous fâcherons. Voilà. »

Le délégué des Riches répondit : « Mes amis, vous êtes durs pour les Riches. Encore un vieux bonhomme comme moi, qui vit dans ses livres, pourrait bien rogner sur ses laquais. Mais vous ne connaissez pas ces Riches. Vous jugez d'eux comme peuvent faire des hommes qui travaillent douze heures par jour. Vous parlez de supprimer un rang de perles. Vous taillez dans les plaisirs. Mais, mes amis, les plaisirs, c'est la chair et le sang des Riches ; ils n'ont que cela ; ils ne pensent qu'à cela. J'ai des filles ; j'ai des gendres ; j'ai des amis. Si je leurs parlais de réduire leurs dépenses, de se priver d'une quarante chevaux qui leur plaît ou d'une loge à l'Opéra russe, ils me considéreraient comme un vieux fou. Vous ne savez pas ce que c'est qu'une femme belle et parée ; vous n'imaginez pas de quel regard elle chasserait à jamais de son cœur et de sa pensée celui voudrait la priver d'un plaisir, sans lui donner un plaisir plus grand en échange. Ou bien allez dire à un élégant cavalier qu'il peut bien user des bottes manquées, ou galoper avec sa jaquette de l'autre saison. Vous verrez alors un regard froid, qui vous coupera la parole. Non, vous ne connaissez pas les Riches. Moi qui les connais bien, je vous dis : il faudrait les tuer, hommes et femmes. Oui, en vérité, ils combattraient jusqu'à la mort, pour leurs plaisirs, comme vous feriez, vous, pour l'air et la lumière. Alors puisque vous êtes sans pitié, frappez donc. »

Les cheminots se regardèrent, comme s'ils avaient voulu dire : « S'il faut les tuer, restons comme nous sommes. » Leurs mains s'en retournaient déjà vers l'outil.

5 juillet 1909


Alain, Propos d'un Normand, NRF Gallimard, 1956


Plus je lis les Propos d'un Normand, plus je me dis qu'ils pourraient être écrits un siècle plus tard.Concernant les riches, j'ai moi-même tenté cet aphorisme (tant je les méprise et les plains… étant entendu que chacun est riche par rapport à un autre !):

116 – RICHES : Comme les pauvres, les riches ont la mort aux trousses et la peur au ventre. Mais l'avantage qu'ils ont sur les premiers, c'est qu'ils n'entendent ni les hyènes ni les termites annoncer leur ruine prochaine, tant leur vie est soigneusement capitonnée. On peut les en plaindre sur le plan éthique. Mais faire la moue ne nourrit pas son homme. Je les imite donc de façon empirique : à défaut d'être richississime, juste devenir un miséreux de luxe. Pauvres riches ! Pauvre de moi !

(extrait de « Vous reprendrez bien un p'tit aphoricube ? » 142 aphorismes illustrés par Romain Boussard, aux Ed. GAP)