« Quelqu'un vantait le courage de Socrate, qui, dans une affaire où les Athéniens avaient été battus, avait fait à lui tout seul une honorable retraite, pendant que les autres s'enfuyaient comme des lapins. Socrate, en entendant ces éloges, se mit à rire et dit : « Tu me crois courageux ; en réalité je le fus moins ce jour-là que tous ceux qui s'enfuyaient. Car j'estime qu'il faut avoir un fier mépris du danger pour jeter ses armes quand on est serré par l'ennemi, et lui offrir son dos comme une cible ; pour moi, en faisant face à ceux qui me poursuivaient, en ouvrant bien les yeux, en fronçant les sourcils, et en m'escrimant de mon mieux, j'étais à ce qu'il me semble poussé par la peur ; et je ne vois pas en quoi celui qui se cache le mieux qu'il peut, derrière son bouclier, s'il ne trouve pas d'autre défense, est plus courageux que celui qui se jette dans la déroute les yeux fermés, comme dans un gouffre. Je vois seulement que l'un de ces deux hommes est plus ingénieux que l'autre. »

En entendant cet étrange discours sur le courage, les jeunes gens qui étaient là restaient comme engourdis ; il leur semblait que toutes leurs notions familières s'étaient envolées de leurs têtes. Tel était l'effet que produisait presque toujours Socrate, par ses discours subtils ; aussi l'avait-on surnommé la Torpille.

Mais un homme sérieux se leva et montrant le poing à Socrate, il s'écrira : « De quel droit jettes-tu au feu les fleurs et les fruits que portent tes actions ? Pourquoi rabaisses-tu tes vertus au niveau des vices les plus honteux ? Sois donc simple, et laisse parler ceux qui font ton éloge ; car la cité n'a pas besoin seulement de bonnes actions ; les discours enthousiastes ne lui sont pas moins utiles. Pourquoi jouer sur les mots ? Pourquoi, semblable à l'ivrogne qui a mis sa tunique à l'envers, pourquoi mets-tu les discours à l'envers ? Ne vois-tu pas quelles excuses tu prépares aux lâches qui iront se cacher au fond des caves, en compagnie des femmes et des enfants, pendant que les autres combattront sur les remparts ? Il vaudrait bien mieux, Socrate, que tu aies fui ce jour-là, et que tu n'aies point parlé aujourd'hui. Ta modestie ironique nous fait plus de mal que ton courage ne nous a fait de bien. Tu agis comme un bon citoyen en toutes choses ; mais tu penses sans respect, et tu parles sans respect ; ton intelligence corrompt toutes tes vertus ; tu obéis aux Dieux, mais tu ne crois pas aux Dieux ; tu es courageux, et tu n'admires pas le courage. Tu mourras froidement pour la patrie ; mais tu mourrais de meilleur cœur pour soutenir un de tes paradoxes. Tu nous jettes ton dévouement sans amour, comme on jette un os à un chien. Tes vertus se moquent de la vertu. Crains la juste colère des Dieux. »

Socrate tomba dans une méditation sans fond. Déjà, dans la prison, l'esclave broyait la ciguë... »


(Alain, Propos d'un normand, XCVIII, Gallimard, 1955.)


Parole vraie contre langue de bois ? Inversion des valeurs ? Ironique réhabilitation de l'inoxydable « Courage, fuyons ! » ? Ou encore...? À chaque lecteur de conclure sur la moralité de cette parabole en acte surgie en plein marasme athénien. En ce qui me concerne, le début de la Sagesse consiste à l'évidence à relativiser désormais, sur ce blog ou ailleurs, ma piètre philosophie de comptoir. Et mon impuissance… Mais nul début de réponse à la seule vraie question qui m'intéresse : où trouver un Socrate la Torpille pour ce temps de crise ? Il n'aura pas forcément la banane mais, sans égard pour les vieilles fripouilles, il saura provoquer nos jeunes gens désemparés et les corrompre salutairement par son roboratif appel à la discordance et à la dissidence !