« (…) Je reçus ma première lettre d'embauche le jour de la fête de mon père, l'année de mes seize ans. Je venais de passer le bac de français et attendais la reprise de l'année scolaire 1975-76. Ce devait être mon premier contact avec le ventre de l'animal, l'intérieur de la machine. Il y en eut un autre, deux années plus tard, en 1977, alors qu'une saison de philosophie à l'université, en dilettante, m'avait conduit à mes dix-huit ans et au vide qui s'ouvrait devant moi. Je voulais être conducteur de train à la SNCF, qui m'avait refusé, et tentais de repousser le plus loin possible la date de mon incorporation à l'armée… Je pénétrai donc dans les entrailles de la bête le 1er juillet 1975 à sept heures le matin.

Si la pension n'avait brisé l'enfant en moi pour me propulser dans le monde brutal des adultes dès l'âge de dix ans, je serais devenu vieux ce jour-là, à cette heure-là. Je n'ai pas oublié ce que j'ai appris dès cette date et ne l'ai jamais négligé depuis, quels qu'aient été mes trajets, quels qu'aient été les lieux où j'ai traîné ma curiosité et mon désir inextinguible d'expériences. Les portes souples et isolantes en plastique rayé par les froissements des allées et venues se sont ouvertes pour moi ce matin-là. J'ai laissé ce qui me restait d'enfance à leur limite et suis définitivement devenu adulte en franchissant cette barrière initiatique.

Je vis alors les glaires qui tapissent le ventre de l'animal, ses poumons brûlés et sales, son système digestif où se fomentent les exhalaisons et les putréfactions de son haleine, j'ai regardé la carcasse dont il était fait, les murs humides, trempés d'une transpiration tiède et visqueuse, les pavés glissants et recouverts d'une pellicule grasse, les allées et venues avec palettes et chariots divers qui transportaient la nourriture, la matière à transformer, à digérer, à régurgiter, à rendre solide, liquide, à métamorphoser en pâte, en rubans de beurre et coulées de crèmes épaisses et fades, en camemberts. De l'intérieur, je découvrais enfin ce qui faisait l'épicentre de l'usine, imaginé pendant des années et décrypté d'un seul coup.

Et puis j'y voyais des hommes et des femmes, peu d'hommes, essentiellement des femmes. Les premiers travaillaient dehors, sur le quai, au déchargement, à conduire les camions, à assurer l'entretien ; les dernières au contact des liquides, de la matière en gésine, en gestation, en perpétuelles transformations de champignons, des coulures et des tremblotements de masses caillées. Je fus affecté au salage en compagnie d'un ancien ouvrier des abattoirs qui me racontait le sang brûlant bu à la carotide des taureaux abattus ou les foies crus déchiquetés à pleines dents en forme de concours avec ses compagnons de travail. Il me conta aussi la Légion étrangère et son engagement dans l'armée.

Tous les deux, nous travaillions au saumurage des fromages. Lui, avec un palan, immergeait un assemblage de clayons d'acier et de fromages frais dans d'immenses bacs d'eau salée creusés dans le sol ; moi, je récupérais l'ensemble, dégoulinant de saumure, avec pour tâche de déplacer à la main ces fromages, de les disposer de façon à ce qu'ils ne se touchent pas au moment de l'arrosage bactérien. Botté, coiffé d'un calot, habillé de blanc dans des vêtements qui jamais ne furent à ma taille, je m'acquittais au mieux de ma tâche. Des erreurs de plaçage ou d'emboîtage des clayons pouvaient induire l'effondrement de tout l'édifice. Alors plusieurs dizaines de fromages tombaient et roulaient au sol. Ce qui ne manquait pas d'enclencher soit le rire, soit la colère sans nom du mangeur de foie cru.

L'entrée dans le hâloir, puis dans le lieu du salage, me soulevait le cœur et me donnait envie de vomir. Après l'odeur de métal rouillé des vestiaires, où l'on se défaisait de ses vêtements civils pour revêtir la tenue de travail, il fallait supporter les effluves de mauvais vins, de cidres avariés ou de charcuterie débordant des sacs en papier du casse-croûte de la matinée. Enfin, la journée de travail se passait dans des tissus saturés de sueur, de larmes, de sérum, de présure, de saumure, voire de glaires accrochées aux murs et dégoulinant sur le corps dès qu'on les frôlait un peu trop. Les odeurs de transpiration se mêlaient au petit-lait qui mouillait les cheveux et coulait sur le visage. Aux coins de la bouche, sur les lèvres, on trouvait parfois mélangées des saveurs de sel dont je me demandais ce qu'elles devaient aux pleurs de colère, aux salissures saumurées, aux traces sudoripares.

Le corps devenait une mécanique intégrée dans l'ensemble des fonctions de l'animal : respiration, digestion, circulation, flux d'airs et de vents, d'odeurs et de miasmes, de solides et de liquides, de travail et de douleurs, d'hommes et de femmes. L'usine vivait à la manière d'un Léviathan embusqué dans les marécages. Les doigts pincés dans les clayons bleuissaient puis noircissaient de sang coagulé, les yeux piquaient à force de liquides brûlants instillés sous les paupières, les nerfs et les os du dos vrillaient l'influx et la colonne vertébrale dans les reins, les muscles des bras tremblaient, tétanisés par la réitération de l'effort et la pensée vagabondait, mais toujours ramenée dans mon esprit au travail et aux conditions dans lesquelles elle s'exerçait.

La peau de mes mains commença à se gondoler, à gonfler, à blanchir, puis à partir, morceau par morceau. De petits fragments, des pellicules, des amas cellulaires grattés à l'ongle de déposaient au creux de mes paumes. Puis de plus grands lambeaux qui, sous eux, laissaient une chair à vif chaque matin à nouveau arrosée de saumure. Je devenais comme ces fromages dont les croûtes recouvrent une matière tendre : il me semblait qu'un mimétisme transfigurait tout un chacun qui finissait par ressembler à l'objet indéfiniment travaillé, manipulé, ouvragé. Sous la douche, l'eau claire et chaude lavait les douleurs de l'âme et ramenait à la forme humaine, à la consistance métaphysique nécessaire.

Les après-midi, dans les premiers temps, furent suivis d'effondrements, presque d'évanouissements tant la fatigue minait le corps qui explosait dès que la tension faiblissait. Sur l'herbe, dans la campagne où je vagabondais avec un ami compagnon d'infortune, dans un fauteuil, sur un lit, n'importe où, je sombrais en pleine inconscience dans un sommeil abrutissant dont je ne sortais que la nuit venue, comme si une horloge interne me réveillait pour m'inviter à prendre le chemin du lit. Dormir : il n'y avait plus de sens à mon existence que dans cet abandon à la tyrannie de la fatigue. Après douze heures de sommeil, je repartais au travail encore embrumé par le souvenir de lassitudes rêvées, moulu, harassé, exténué, vidé, hanté encore par les songes vécus aussi dans le ventre de la baleine.

Ce corps-là, j'en ai gardé le souvenir intact, sans une once d'entropie. Et je sais qu'il n'est pire esclavage que de sentir, petit à petit, sa chair se modeler, se défaire et se reconstituer autour des impératifs du travail. Au pied de la chaîne de lavage où des jets de vapeur giclaient parfois en direction du visage de celui qui enfournait les cuves, j'ai travaillé avec un ouvrier fier de l'excroissance apparue à la jonction de son bras et de son avant-bras : une boule de viande, de chair, de muscle, construite et fabriquée par les milliers d'heures consacrées à la répétition du même geste. Dans le vacarme, la vapeur et les trombes d'eau, il me montrait parfois avec un clin d'œil ce signe qui fait le mutant : un animal tout entier dressé pour le travail. »



Michel Onfray, POLITIQUE DU REBELLE, Traité de résistance et d'insoumission, Grasset, 1997, pp. 9-25.