L'antidote à la musique d'église, Sartre le trouve avec sa mère Anne-marie qui joue du piano l'après-midi quand le grand-père va donner des cours de langue allemande. Insidieusement se met en place un système d'oppositions, une forme de résistance souterraine : le piano contre l'orgue, la féminité contre l'autorité masculine, l'imaginaire contre le symbole, Chopin contre Bach, la rêverie contre le pouvoir. Sans doute n'st-ce pas aussi tranché, Sartre jouera encore longtemps des œuvres de Bach, cependant la pratique du piano s'exercera toujours en contrepoint, à distance de la grande politique des hommes.

Anne-Marie sa mère, en position de femme-enfant sous la tutelle de Karlémami, est comme sa sœur et la compagne dont il partage les goûts et les affects. Que joue-t-elle quand les Schweitzer sont partis ? Des ballades de Chopin, une sonate de Schumann, des variations de Franck. Le petit Poulou découvre un autre monde de la musique, loin des moments guindés et solennels du dimanche. Il danse lorsque sa mère joue, il délivre son corps de la pesanteur puritaine des Schweitzer. Il s'imprègne des rythmes et compose des chorégraphies débridées. Il entre dans une transe joyeuse et fusionnelle, dirigée par les doigts de sa mère. Voilà enfin le jeu de l'enfant, comédien sans sérieux, inventant des saynètes, survolté par le tempo. L'exaltation a remplacé l'extase.

De là vient sans doute aussi le goût de Sartre pour les opérettes, et qui peut surprendre les doctes mélomanes. Jouer, surjouer la musique, l'amour ou le drame, c'est autant de façon de moquer des sentiments faciles que de les vivre sur un mode imaginaire. Et le malicieux Poulou y contrefait tous les rôles possibles avec sa mère enfant. « Comme un tambour vaudou, le piano m'imposait son rythme. La Fantaisie-Impromptu se substituait à mon âme, elle m'habituait, me donnait un passé inconnu, un avenir fulgurant et mortel ; j'étais possédé, le démon m'avait saisi et me secouait comme un prunier. À cheval ! J'étais cavale et cavalier ; chevauchant et chevauché, je traversais à fond le train des landes, des guérets, le bureau, de la porte à la fenêtre. »

Ce théâtre musical improvisé grâce à Chopin, leur offre une échappée à l'intérieur de l'austère demeure. Jean-Paul et Anne-Marie s'aiment à blanc : « L'allegro fait place à un tendre adagio ; j'achève le carnage en vitesse, je souris à ma protégée. Elle m'aime ; c'est la musique qui le dit. » Parfois ils sortent s'amuser tous les deux et il est un autre lieu où le jeune Sartre découvre une musique en images : le cinéma. Anne-Marie l'y emmène, malgré la mauvaise réputation de ces lieux de simulacres impies. Là se produit l'inverse de la musique dansée : un piano accompagne le film muet. Sartre est très tôt séduit par ces images en mouvement et bien avant les autres intellectuels il y reconnaîtra l'art majeur de la modernité. Un de ses premiers textes philosophiques est une apologie du cinéma et il s'essaiera même au tournage, puis il écrira des scénarios. S'il n'a pas parlé du piano des salles de cinéma, on peut supposer qu'il y a retrouvé un instrument décidément disponible, à des usages ludiques, et surtout que s'y est confirmée la relation intime entre la musique et l'imaginaire. »


François Noudelmann, Le toucher des Philosophes, Gallimard, 2008.


Quand j'improvise au piano, surtout quand je suis seul – c'est essentiel – c'est la même échappée que je vise. C'est pourquoi exécuter les œuvres des autres (terrible verbe à deux tranchants !) m'indiffère. Idem pour le déchiffrage. Quel ennui ! Quel supplice ! Mais laisser courir les doigts sur le clavier en laissant l'imagination s'envoler, le cœur s'épancher, l'humour fantasque reprendre soudain ses droits par un trait pianistique incongru ! Il m'arrive parfois de m'arrêter tout net, le cœur battant la chamade, les yeux noyés de larmes. Merveilleux Eden musical qu'il me faut quitter. Trot tôt. Trop tard ? Pauvre albatros !

Déjà enfant, c'était la même magie qui avait cours, la même fuite loin de la cour de récré où des petites brutes tiraient des buts, le même piano buissonnier et enchanteur. ″…Il aimait à la folie cette musique fluide et sensuelle, ces harmonies ourlées de brume, ces longs accords mystérieux qu'il fallait tenir au piano très longtemps, la pédale pressée d'une jambe trop courte mais sans brutalité, toujours pianissimo, comme les échos assourdis d'une cathédrale engloutie. Et l'immense salle des fêtes déserte du petit séminaire devenait cette cathédrale et bien d'autres lieux encore, la caverne rutilante d'Ali, le château assoupi de la Belle au bois dormant, le vaste domaine de Tara et le repère de la Bête si attendrissante sous sa crinière, avec cette belle voix grave qui éveillait chez l'enfant un trouble magique. Telle était la chance du petit Julius, son territoire, son échappatoire. Cette musique diaprée ne pouvait qu'être sienne parce qu'en la réinventant à sa mesure, il perfusait d'abord son cœur…″.
Extrait du MESSAGER, Editions H&O (2003)