Lundi 9 août 1920. Sémillant danseur chez les jeunes filles en fleurs.


C'est un jour qui mériterait entre tous d'être marqué d'un caillou blanc si, tout bien pesé ce soir, ses promesses ne sont pas fallacieuses mais bien réelles. J'aurai du moins cueilli de nombreuses et considérables satisfactions d'amour-propre et, par les temps qui courent, ce viatique ne peut qu'être bénéfique à ma problématique survie. S'aimer soi-même après tout, en recevoir des preuves flatteuses, surtout venant de la part du beau sexe, n'est-ce pas le début d'une longue histoire d'amour, avec ou sans mariage à la clé ?

Ce fut donc jour d'hymen : le mariage d'Hélène G*** dite Mimi avec le distingué et fortuné Mr Loutz, industriel alsacien habitant à Lutzelhouse. Je prétends que la liesse fut contagieuse puisque je me suis diverti comme jamais et que ce considérable événement a rejailli sur ma petite personne souvent trop rabougrie.

La messe de mariage était fixée à dix heures. Comme chaque fois, mais bien plus encore que pour les offices dominicaux, je me mis sur mon 31 et mon élégance, pour une fois, ne m'a pas coûté. Bien au contraire, je me sentais irrésistible et déjà conquérant avec la panoplie complète du séducteur-né : chemise empesée, gilet immaculé, derbys étincelants, chaîne d'or et chevalière au doigt. Bon Papa nous ayant mis en retard (un problème de gibus introuvable ou mal assorti, je ne sais pas au juste), nous sommes arrivés avec un bon quart d'heure de retard malgré les prouesses de notre Citroën. L'église était bondée et le discours du chanoine Retz, curé de Ste Dévote à Monaco, était déjà commencé. Ce retard nous fut bénéfique car au lieu de gagner notre place habituelle – le premier banc de la travée de droite - sous des regards réprobateurs, nous nous casâmes dans un banc quelconque. Soit dit en passant, j'ai toujours détesté ce prétendu privilège des grandes familles : quand j'étais plus jeune, nous arrivions souvent en retard, ce qui nous obligeait déjà de remonter toute la nef, Mère fermant la marche. Inconvénient supplémentaire : le banc des Siméon est situé juste en face de la chaire. Lorsqu'il interrogeait les enfants, avant le sermon du dimanche, l'inquisiteur avait en face de lui une proie toute trouvée, recroquevillée sur notre banc patricien : la malheureuse Geneviève qui ne brillait guère par ses exploits au catéchisme. Se retrouver ainsi sur la sellette devant toute l'assistance était pour elle un supplice ! Bref, ce matin, puisque nous sommes (presque) grands et bientôt émancipés, nous n'avons pas occupé notre banc réservé et j'en fus fort aise. Un rapide coup d'œil circulaire m'avait renseigné rapidement : la piété était fort décorative puisque depuis très longtemps on n'avait vu en l'église de l'Etoile plus brillante réunion. Les toilettes féminines et masculines rivalisaient d'élégance et l'on sentait presque, dans les fragrances d'œillets et d'arums, un bruissement de satisfaction soyeuse et de séduction anticipée. J'ai remarqué en particulier un jeune officier de marine d'une éblouissante prestance.

Une idée me tarabustait : retrouverais-je Colette à la sortie ? Je savais que sa famille était là puisque j'avais reconnu leur automobile devant la mairie. Or, mes yeux me prouvaient qu'ils n'étaient pas devant nous et, comme nous nous étions placés malgré tout vers le milieu de la nef, je n'osais me retourner. La cérémonie se déroula sans incident, les communions furent très nombreuses et, malgré mes convictions en berne, je ne m'enhardis pas à faire la grève de l'eucharistie. Vers la fin, profitant du remue-ménage causé par les paysans qui descendaient lourdement de la tribune, ne pouvant plus résister à l'appel incandescent de mon Destin, je me retournai enfin : elle était bien là. Mon regard atterrit en plein dans le sien. Ma première impression (s'était-elle peinte sur ma physionomie ? Quelle angoisse rétrospective !) fut négative et sans appel : comme elle a enlaidi ! me dis-je. Colette a bel et bien grandi, grossi, forci ; sa figure paraît même s'être allongée en lame de couteau. Bien que ses yeux soient toujours aussi expressifs, elle a les joues un peu couperosées, comme souvent chez les blondes, couleur encore accusée par le bleu de sa parure. La jeune fille me fixait pourtant avec un intérêt marqué, du moins me sembla-t-il. J'attendis donc la fin de la cérémonie pour mieux l'observer et atténuer mon verdict. Je fus tout ému de cette attente malgré mes premières impressions plutôt mitigées. Tout de suite après l'Ite Missa est, tandis que l'harmonium se déchaînait (d'une manière quelque peu asthmatique) sur la scie de Mendelssohn, les mariés se dirigèrent vers la sacristie pour la signature des registres et la remise du Livret catholique. Mais ensuite, seuls les parents, les garçons et les demoiselles d'honneur les y rejoignirent, ainsi que quelques intimes triés sur le volet. Cette sélection, pas du tout courante ici, fit bruisser dans l'assistance un murmure de désappointement. On m'a dit ensuite que c'est une mode qui vient de Paris. L'Etoile devrait donc, si tout va bien, l'adopter définitivement dans cinq ou six ans… ce qui sera bien trop tard pour mon triomphal mariage avec Colette !La sortie de la noce est un grand moment que je ne voulais surtout pas manquer. Je déguerpis donc à toute vitesse par la porte du chœur. Rien n'échappa à mon regard : tous ces gens merveilleusement endimanchés, toilettes raffinées, chapeaux extravagants, smokings et robes en mousseline, œillets et gardénias, colliers de perles, enfants déguisés en poupées ou en bons petits diables. La provocante Fernande faisait partie du cortège, arborant une tenue vert pomme trop moulante et surtout une horrible coupe de cheveux, si courts qu'ils en étaient indécents, bref, elle me parut encore plus effrontée et odieuse que d'habitude. D'ailleurs, je ne comprends toujours pas pourquoi ce genre de féminité flamboyante, jointe à son travestissement de garçonne, me plonge illico dans une sourde colère alors que la drôlesse amuse visiblement tout son monde. J'aperçus par contre avec plaisir, que dis-je ? plaisir, une surprise immense, toujours dans le cortège, mon ami Dady, le fantôme de tous ces mois passés. Des rumeurs, colportées à dose homéopathique par sa prétendue cousine, avaient circulé à propos de sa venue à la cérémonie mais je n'y avais guère prêté attention… De la main, il me fit un léger signe amical qui me sembla résigné. D'après mes souvenirs, Dady est un jeune homme plutôt timide, d'un an mon cadet. Je le soupçonne en fait de vouloir prendre ses distances vis-à-vis d'un monde qui n'est plus le sien, tout ce provincialisme petit-bourgeois dont il a dû s'éloigner lors de ses nombreux voyages avec sa famille. Lors de sa trop courte présence au collège, c'est déjà cette distance qui m'accrochait à lui, son économie de mots, sa réserve un rien farouche et cette braise semblant couver à l'intérieur. Le tout enrobé d'une gentillesse jamais prise en défaut, jamais mièvre ou affectée, mille prévenances et sa manière si facétieuse de me conduire de secrets en arcanes dans les anfractuosités de notre muraille moussue ! Mon vieux Dady, ici, incroyablement présent, déjà noyé hélas dans cette cohue… Tandis que je restais là hébété, songeur, ce qui n'était à l'évidence ni le bon endroit ni le meilleur moment, Colette finit par s'apercevoir de ma présence et m'adresse de loin un signe de la main. J‘en étais encore à Dady… Rien à voir avec cette jeune fille décidément sans mystère : je lui ai finalement serré la main. C'est tout ! Dire que j'avais rêvé de ce moment solennel depuis plus d'un an ! Hélas, force est d'en convenir : dès mon œillade à l'église un quart d'heure plus tôt, le dépit était consommé, le mirage évanoui : irréversible était la transformation subie par l'objet de mes feux et de mes sentiments en surchauffe. Je l'aimais pourtant, je l'aurais juré ! Mais ce n'était déjà plus la petite Colette de Bar. Je ne la reconnaissais plus. Elle avait pris de la taille et du volume et son charme juvénile s'était évaporé. Même ses parents m'ont semblé plus conventionnels et plus froids que d'habitude, c'est dire.

Finalement, les B***, avec Colette dans leur sillage, sont remontés dans leur Ford, nous, dans notre Citroën où j'avais exigé d'inviter Dady, le héros du jour, ce qui obligea tout le monde à se serrer avec force éclats de rire. Il était déjà près de midi et nous avons gagné Vallières où devaient se rassembler une bonne centaine de personnes pour le lunch. Beaucoup d'inconnus. Heureusement que Dady était là car les garçons brillaient par leur absence, alors que le parterre des jeunes filles était déjà tout frétillant. Enfin réunis, après des mois de silence ponctué de trop brefs messages, nous nous congratulâmes, mon vieil ami et moi-même, plus que nous n'avions pu le faire sous le porche ou dans la voiture bondée. Lui du moins n'a pas changé et je dois avouer que je l'ai retrouvé intact et splendide. Au début, sur le parvis de l'église, nous étions si embarrassés de nous retrouver inopinément, que nous nous tenions là empruntés, bousculés par le cortège, presque gênés l'un en face de l'autre. Puis nous éclatâmes brusquement d'un grand rire en nous donnant une accolade fraternelle. A notre arrivée à Vallières, nous avons causé encore très longuement et chaleureusement. Moi surtout, car Dady, comme à son habitude, se tenait plutôt sur la réserve, malgré l'excellente cuvée qu'on nous servit. Mais son attention pour moi était pétillante et sa modestie n'avait rien de glacé, bien au contraire.

Le salon des G*** me semblait transformé en une foire bruyante où se pressait une foule trop commune et trop volubile pour la noblesse ancestrale de ce lieu. Heureusement, nous serions entre nous au moment du déjeuner. Dans cette foule bigarrée, un Prince néanmoins brillait d'un éclat unique, une sorte d'aura exotique contrastant fort avec ce provincialisme étalé et les jolis petits riens disposés çà et là en guise de décoration : le jeune officier que j'avais repéré à l'église. Décidément, cette journée ne m'épargnait aucune émotion. J'avoue que je fus sur-le-champ fasciné : sa personne entière dégageait un charme, une virilité enthousiasmante et en même temps intimidante. Rayonnait surtout son visage, halé sans doute par les mers du Sud, bel éclat mordoré entre la casquette altière et l'uniforme immaculé… jusqu'à ses galons et ses épaulettes qui rehaussaient son magnétisme. J'en fus bêtement et irrésistiblement subjugué. Peut-être ce kouros des Tropiques me renvoyait-il, tel Narcisse penché sur la rivière, le reflet sublime et inaccessible de ma propre destinée, le moussaillon empoté devenant enfin le prestigieux officier chamarré de décorations et sculpté dans le marbre de Paros le plus pur ? Je m'étais imperceptiblement rapproché, m'ennuyant quelque peu durant cet apéritif qui s'éternisait. Soudain, bien qu'il ne s'attardât pas sur moi, le regard de l'officier étincela dans ma direction. Vacillant, ma flûte à la main, peut-être simplement en proie à un début d'ébriété, plus sonné que l'apôtre Simon sur le Thabor devant son Seigneur de neige, j'ai titubé, très légèrement, puis je me suis éloigné presque à regret du groupe dont cet homme constituait le pivot étincelant. Il le fallait, mon émoi en devenait envahissant. J'étais en effet tout retourné, ébloui au point de tanguer dangereusement… en proie à un trouble d'ordre esthétique, ou moral ou introspectif que sais-je ?… je ne comprends même pas, encore à présent, au moment où mon bec de plume tremble et lacère le papier. Dieu merci, la Providence veillait ! C'est le marié en personne qui m'a sauvé de la noyade : nous nous rencontrons soudain, nous heurtant presque, nez à nez, coupe contre coupe. Il se montre aussitôt charmant, engageant, d'une exquise cordialité malgré son fort accent et le col monumental qui le blesse, rendant mécanique le moindre de ses mouvements.

C'était le moment tant attendu de se mettre à table, il était déjà une heure bien sonnée, et l'on s'aperçut alors que se pressaient plus de convives que de couverts ! Un groupe de messieurs, parmi lesquels le docteur Reverchon très en forme, se sont installés au salon. Nous en fîmes autant, les jeunes filles, Dady et moi-même et nous décidâmes de dresser une table au milieu de la pièce. Les grands verres manquaient également et nous nous octroyâmes deux ou trois verres à bordeaux. Bref, après ma Transfiguration maritime, on se serait presque cru à Cana ! Fort heureusement, le crémant et le mousseux de l'Etoile abondaient et nous leur fîmes honneur. Pour ne pas laisser Dady seul, j'avais refusé l'honneur de présider la table des demoiselles. Nous vidâmes à nous seuls deux bouteilles et, au dessert, gentes dames et jeunes messieurs rivalisèrent en tabagie si bien que, vers deux heures de l'après-midi, personne n'était plus très solide sur ses jambes. Pour les dégourdir avant la partie de danse tant convoitée, nous descendîmes donc au jardin prendre café et pousse-café. Une conversation politico-militaire battait son plein, entre le toujours éloquent docteur Reverchon, ex-chef de la mission sanitaire française en Roumanie, Monsieur B***, père de Colette et le nouveau marié au type très alsacien, mâchoire carrée, oeil bleu acier d'un duelliste. Mais je savais, pour avoir été abordé par lui d'une manière fort civile, que son aspect était trompeur et j'en eus la confirmation : m'étant approché avec Dady, j'appréciai sa culture bien française et son intelligence pondérée face à l'emballement tapageur du médecin-chef. Ce qu'ils disaient tous trois – et ce fut leur point d'accord final – n'était guère optimiste ni très flatteur pour les fonctionnaires civils en Alsace. Il paraît même que Monsieur Loutz a bel et bien servi dans l'armée allemande pendant la guerre mais qu'il n'a pas, Dieu merci, porté les armes. Sur ces entrefaites, Mimi a fini par venir récupérer son nouvel et raide époux en nous priant instamment de retourner au salon pour faire danser les demoiselles qui languissaient. Je ne me suis pas fait prier deux fois ! Tandis que Dady battait prudemment en retraite vers le buffet (il déteste la danse), je me dirigeai vers le groupe froufroutant qui, m'avait-on dit, m'exigeait. Venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend. Ah ! délicieux frisson !

Au début, je ressentis plutôt un peu d'appréhension, malgré mon entraînement parisien assez conséquent. Je fus vite rassuré puisque les borgnes sont rois au pays des aveugles. J'ai en effet vite constaté que, sur la piste de danse improvisée (notre table improvisée avait été retirée) la faiblesse et l'ignorance générale en matière de danse étaient souveraines tandis que les prétentions chorégraphiques de Fernande étaient d'un vide abyssal. C'est seulement alors, après cette rapide appréciation, que je fus tout à fait décontracté voire téméraire et que je pus donner toute ma mesure. Les quelques heures qui suivirent furent alors plus qu'un succès : un triomphe. J'enchaînais danse sur danse, me montrais entreprenant, baisais des mains diaphanes et moites, enlaçais des tailles cambrées. Légèrement éméché par les sept ou huit flûtes de mousseux vidées durant le repas, je fis preuve d'un toupet, d'une dureté et d'une mondanité stupéfiantes, les mêmes qualités que je méprise chez les autres et qui me font d'habitude si cruellement défaut. Dès le premier boston, voulant pousser mon avantage, j'invitai Colette en personne. Se réalisait enfin ce rêve improbable qui, l'hiver dernier, me donnait par avance une fièvre d'appréhension et un frisson de volupté. Eh ! bien, ce ne fut rien, vraiment rien d'extraordinaire. Je ne fus pas plus ému de la tenir par la taille dans ce salon qu'une quelconque autre jeune personne cet hiver à Paris. Elle dansait médiocrement, quoique avec application. Je n'étais moi-même pas irrésistible dans cette danse que je maîtrise mal. A la fin, je la remerciai tout en m'excusant : ce fut tout entre nous ! Puis, enhardi par ce succès, plus exactement ce demi-échec, j'invitai successivement toutes les jeunes filles de l'assistance qui me plaisaient : il y en avait peu. Mademoiselle de Montambaut n'avait de cesse de m'avoir pour cavalier exclusif mais elle ne pouvait s'accorder avec moi et, fatigue réelle ou ruse féminine, se prétendait vite atteinte de vertiges. Quant aux jumelles Chauvin, l'une en rose, l'autre en blanc, avec qui d'ailleurs (mais je n'en savais rien) nous cousinons de loin, elles furent des partenaires plutôt agréables. Elles n'entendent rien à la danse de salon mais se montraient souples et dociles, chacune alternativement dans une plaisante émulation, et je parvenais sans peine à les conduire. Seule Lolo de Catelin, dans sa joie communicative et parce qu'elle ne prétendait à rien d'autre qu'au plaisir du rythme, parvint à m'entraîner dans des échanges effrénés. C'est avec elle seule que je triomphai dans un superbe fox-trot !

A cette vue, Madame de Jouffroy s'approche inopinément, souhaitant apprendre de moi cette nouvelle danse. C'est une femme à la quarantaine avenante et d'une grande distinction dans sa robe de crêpe mauve. Je préférai décliner poliment son offre d'autant plus qu'elle se plaignait en souriant de son neveu inapte à la danse et qu'elle me désigna d'un vif coup de menton, souhaitant me le présenter ensuite. Elle venait en effet de discuter avec Mère qui avait dû lui parler de mon avenir. Je regardai donc du côté de la porte-fenêtre : c'était mon blond officier de marine qu'elle me désignait, en grande conversation avec le Colonel Combe ! Je battis promptement en retraite, déclinai l'offre en prétextant une soif tyrannique et allai m'effondrer sur un siège, tout près du buffet. Chose étrange, ce n'est pas mon précédent émoi qui me reprit, dieu merci, mais un de ces terribles coups de Trafalgar dont j'ai l'habitude. Un sérieux cafard, brutal et imprévisible comme à chaque fois, une vraie lame de fond qui me laissa groggy de longues minutes. Peut-être n'était-ce que l'alcool qui, associé au tempo frénétique de la danse, faisait son effet à retardement ? J'eus soudain conscience de qui j'étais et où je me trouvais. Le fait est que, pour la première fois, alors que jusqu'à présent je n'avais eu d'yeux que pour les bouches ou les hanches de mes diverses partenaires (et fugacement leurs gorges), c'est donc pour la première fois que j'aperçus, sagement assis en cercle, l'aréopage distingué des pères et des mères. Ils étaient tous là, en rangs d'oignons décorés en sapins de Noël, les Dosmann, Terrier, Villard, Grimal, de Vandelle, de Virville, le tout couronné par l'imposant Capitaine de Beaufort en personne. Jusqu'à cet instant, m'amusant comme un fou, me grisant de ma propre virtuosité, il m'avait été fort indifférent d'avoir tout autour de moi une galerie de géniteurs nous regardant danser. Mais je les vis alors pour la première fois, en masse, attentifs et protecteurs, comme sur une autre rive se rapprochant dangereusement : tous ces quinquagénaires moustachus et ces vieilles beautés emperlées. Les pupilles des dames, étincelantes d'orgueil, voilées parfois d'une fugitive nostalgie, couvaient maternellement leur progéniture, jeunes vierges frétillantes ou faisant tapisserie, bientôt promises, demain soumises. Quant aux époux, ils étaient ventripotents, avantageux, débonnaires, la poitrine sanglée dans le smoking, le gilet déjà un tantinet débraillé, le verbe haut et coloré, leurs regards joyeux, impudents, parfois un rien lubriques. Et tel un couperet, le verdict s'abattit sur moi sous la forme d'une pensée patente, funèbre dans son obscénité : est-ce donc ainsi qu'on aime ? Qu'ils ont aimé ? Qu'ils se sont aimés, se promettant monts et merveilles ? Qu'ils vont vieillir ensemble sous le joug des mondanités ? Et ce sera ainsi de génération en génération… avec ce morne orgueil outrageusement joué ici, et si vain, si cruellement vain, puisque le temps passe, le temps menace, le temps efface… Le corollaire suivant me glaça jusqu'à la moelle : l'amour ne résiste pas à cette dérive. Le carquois d'Apollon est vide et Vénus exhibe ses fanons. Tétanisé par cette sinistre nouvelle, n'osant plus fixer le cercle parental, je restais pétrifié sur mon siège, entre deux vapeurs d'alcool, yeux mi-clos, tel un pantin désarticulé. Je me sentais anéanti, prématurément vieilli à mon tour, extralucide néanmoins et impitoyable, à jamais vacciné, mais sans antidote pour le sinistre diagnostic qui m'avait terrassé : Eros s'apaise, Eros s'ennuie ; vous possédez ce qui ne vous manque plus et c'est ce qu'on appelle un couple ! De mariage en ménage, de ménage en naufrage…

C'est à ce moment précis que deux bras potelés enserrèrent ma poitrine par derrière. « Alors, beau ténébreux, on nous laisse choir ? » C'était ma chère Lolo de Catelin, toujours providentielle. Quelle chic fille, vraiment formidable, elle devine tout à mi-mot et sait au bon moment semer le réconfort et la bonne humeur. Je la suivis donc avec soulagement, sans demander mon reste, aussi vite sorti de mon marasme neurasthénique que j'y étais tombé sans crier gare, la tête la première. Déjà la danse reprenait, déjà le phonographe nasillait. Mon audace se réveille, croît de succès en succès jusqu'au moment où presque titubant, ivre de bonheur et de ma haute estime, je suivis l'une des sœurs Chauvin jusqu'au buffet qui prenait des allures de champ de bataille. C'est Dady qui le tenait, en parfait garçon de restaurant, tentant vaille que vaille de limiter les dégâts en donnant aux reliefs un aspect encore présentable. La jeune Bobo, elle, ne connaissait ni lassitude ni satiété, ses yeux ne se détachaient pas d'une nappe plus très blanche et elle courait sans cesse à l'autel des ultimes délices pour se goinfrer de pâtisseries et s'abreuver de libations. Tout le salon en souriait ! Durant ce temps, Lolo de Catelin et Fernande Dosmann dansaient entre elles : nul spectacle plus grotesque ! J'ai vu aussi la même Fernande et Colette massacrer ensemble un fox-trot : c'était piteux et Colette a baissé encore dans mon estime. Cependant, poussé par mon orgueil égratigné à la vue de ce monstrueux couple, je suis retourné l'inviter à un moment où elle ne tapait plus. Colette a refusé tout net. La rosse ! J'étais près de la haïr. Pour me venger gentiment, je faillis faire la connaissance d'une ravissante jeune femme prénommée Diane. Madame de Jouffroy avait tenu à me la présenter. Malgré son charme et sa grâce, malgré mon envie, je ne pus, à aucun moment, me décider à l'inviter à une danse quelconque : c'était l'épouse du fringant officier ! « Un jeune couple merveilleusement assorti ! » avait-on susurré. Je ne saurais dire pourquoi, leur bonheur m'assombrit. Lui-même en devint terne. La fête se terminait : la piste s'était peu à peu vidée tout comme le buffet. Par manque de cavaliers et de danseuses expertes, la danse avait fini par languir, les conversations des grandes personnes également. Les premiers départs commencèrent. Il était près de six heures. J'avais l'impression que c'était ma propre fête qui se terminait prématurément alors que je serais bien resté jusqu'à la nuit.

Ce fut moi qui le denier quittai la propriété de Vallières. La plupart des jeunes gens prétendaient pouvoir encore disputer un match de tennis à Persanges. Je n'en avais ni l'envie ni surtout la force. Je suis resté encore un peu après le départ de ma famille, préférant redescendre ensuite seul pedibus cum jambis. Les derniers rayons du couchant flamboyaient sur la Bresse. Je me sentais à la fois enchanté et désabusé par cette journée pourtant mémorable. En arrivant à Montclairgeau, j'ai retrouvé Cécile bondissant de joie autour de moi : elle avait cru discerner un brin de cour dans les taquineries de mon ami Dady. Dieu sait pourtant s'il est avare en paroles ! Je n'eus pas le cœur à la détromper. Il repart dimanche pour le Tchad et, à cause du bateau, ne pourra pas rester pour mon anniversaire. J'ai même cru comprendre que mon cher traître avait une petite amie américaine…

Il est tard à présent. Je rassemble mes dernières forces pour transcrire sur la page les conclusions de cette fête. Un premier point est acquis : mon amour-propre a eu lieu d'être très, très satisfait. C'est déjà un bon point. J'ai été affable et mondain, j'ai su faire ma cour à tout le monde, aux anciens et surtout aux demoiselles. Je crois que j'ai su plaire. J'ai particulièrement resserré ma relation avec Dady et cousiné très agréablement avec les jumelles. Mais… l'amour tout court ? Cet aimable petit gosse aux fesses potelées… Depuis que j'ai revu Colette, je sais que l'angelot est bien malade et qu'il est même atteint d'une langueur incurable.

Oui, j'y reviens, il faut bien crever l'abcès et cautériser la plaie, Colette m'a franchement déplu aujourd'hui. Après Lily et Denise… Je l'ai trouvée sans goût dans sa toilette, sans originalité. Je l'ai trouvée surtout sans vitalité : ses yeux sont beaux, mais ses traits beaucoup moins fins que l'an dernier. Ce qui m'a surtout frappé durant un quadrille de lanciers auquel je ne prenais pas part, ayant ainsi tout le loisir de l'observer : sous le masque trop lisse de sa physionomie, un manque absolu d'intériorité. Sous sa blondeur apprêtée, nulle vivacité. Aucune intensité. Elle a toujours l'air de s'ennuyer, ni ressort ni flamme. En outre, je ne vois pas d'un bon œil son amitié étroite avec l'excentrique Fernande. C'est vraiment une amitié incongrue, l'alliance de la boue et de l'or, amitié qui, ce soir, m'apparaît plus absurde et néfaste que jamais. Cependant, en vertu de la vitesse acquise, par une sorte de point d'honneur héroïque, je crois bien que je chercherai encore à flirter avec Colette. Peut-être parviendrai-je à ranimer les braises ? Ne suis-je pas enjoué et doué pour plaire ? N'en ai-je pas eu aujourd'hui la preuve flagrante et les marques de reconnaissance ? Mais mon adoration de l'an dernier est morte et enterrée.En tout cas, ce qui est sûr ce soir, même si ça n'a rien à voir : ayant percé à jour et ardemment désiré mon avenir personnifié, je crois en la Marine et je crois à nouveau en moi !


A SUIVRE