La chanson du petit hypertrophique


C'est d'un' maladie d' cœur
Qu'est mort', m'a dit l' docteur,
Tir-lan-laire
Ma pauv' mère;
Et que j'irai là-bas,
Fair' dodo z'avec elle.
J'entends mon cœur qui bat,
C'est maman qui m'appelle!

On rit d' moi dans les rues,
De mes min's incongrues
La-i-tou!
D'enfant saoul;
Ah! Dieu! C'est qu'à chaqu' pas
J'étouff', moi, je chancelle!
J'entends mon cœur qui bat,
C'est maman qui m'appelle!

Aussi j' vais par les champs
Sangloter aux couchants,
La-ri-rette!
C'est bien bête.
Mais le soleil, j' sais pas,
M' semble un cœur qui ruisselle!
J'entends mon cœur qui bat,
C'est maman qui m'appelle!

Ah! si la p'tit' Gen'viève
Voulait d' mon cœur qui s' crève.
Pi-lou-i!
Ah, oui!
J' suis jaune et triste, hélas!
Elle est ros', gaie et belle!
J'entends mon cœur qui bat,
C'est maman qui m'appelle!

Non, tout l' monde est méchant,
Hors le cœur des couchants,
Tir-lan-laire!
Et ma mère,
Et j' veux aller là-bas
Fair' dodo z'avec elle...
Mon cœur bat, bat, bat, bat...
Dis, Maman, tu m'appelles?


Jules Laforgue
1ère publication:
Revue Blanche, 1er août 1895.


Jules Laforgue, OEUVRES COMPLETES, Mercure de France, 1946.


(…) Je décidai de vous présenter mes nouveaux amis. Un souper simple et intime devait nous réunir tous les quatre à la maison. Mais au dernier moment, le lundi précédent… Mère, aviez-vous deviné ? Aviez-vous déchiffré, au sortir de l'office, lors des présentations, le regard que je posais sur Pierre ?... Bref, c'était un lundi, jour de sainte Apolline, vers la fin de l'hiver. Pas encore le printemps, car il faisait très froid quand je vous retrouvai demi-nue, méconnaissable… Sans doute parce que vous vous saviez répudiée - mais rien n'était encore joué, devant Dieu je le jure ! - parce que vous aviez pressenti que votre rejeton, votre souche de Jessé, risquait d'être déchu urbi et orbi... sans crier gare, sans préavis, avec un humour noir bien saugrenu de votre part, vous nous avez fait faux bond. Mais pourquoi ? Pourquoi si vite ? Si brusquement ? Trois jours avant l'invitation. On appelle au presbytère, j'accours…Dans la salle de radiographie où vous consultiez pour un banal torticolis, vous vous êtes effondrée… Par anticipation, par lassitude, votre vieux cœur toujours au diapason du Fils unique avait pour ainsi dire défroqué et quitté une dépouille tant honnie. Ah ! Votre regard…

Julius a ouvert les yeux. Nulle émotion, plutôt une contrariété. Mais l'image s'impose, tenace. Le gouffre de sa bouche (prothèse confisquée), son râle plus pâle que son linceul froissé, et ce regard, ce regard… des yeux mendiant une prière ou faisant au prodigue un ultime reproche. Des yeux de madone jusqu'au seuil de la tombe. Des yeux de servante geignante. Des yeux de veuve. Mais pourquoi ? Qu'avait-il fait ? Pas fait ? Pas encore assez fait ? Pas encore assez bien fait ? “Ô ma souveraine, ô ma mère”… C'était le cantique imposé, chaque soir, pendant quinze ans, avant les nuits glacées. Imposé par les pères enjuponnés. Et sous ses voiles de plâtre, la prêtresse couvait de son morne regard le troupeau prosterné. Quand il pense à sa mère – jamais en fait, sauf aujourd'hui, étrange matin de son crépuscule – c'est cette statue en stuc que Julius revoit. Enfant, il la trouvait lourde, empâtée, sans grâce, avec sa poitrine plate, sa sous-ventrière azur, l'immense chapelet déployé comme une bande de mitrailleuse et, à ses pieds…

Extrait du Messager, pages 160-161 (éditions H&O)