CET ÉTÉ PLEIN DE FLEURS (27)

Dimanche 19 octobre 1919. Monôme de flottards. Un peu de danse

Le brouillard était encore opaque et tout gluant ce matin lorsque je partis pour Stan. J'en étais comme imprégné tandis que le froid me transperçait. En attendant le métro, je ne pouvais même pas distinguer la grande horloge de la gare de Courcelles ! Il m'a fallu beaucoup de courage pour me décider à partir à jeun, la gorge enflée et toute endolorie. Ce n'était pas un digne réceptacle pour Notre-Seigneur mais je me suis forcé à aller communier pour ne pas me faire remarquer. Je n'en suis pas mort après tout. Me voilà donc sanctifié, à défaut d'être guéri. Le sermon fut un peu moins rasoir que d'habitude. Le prédicateur était un jeune oratorien plutôt enthousiaste mais il avait plus de conviction que de talent. Entre autres sottises, il a déclaré tout de go « qu'en comparaison du christianisme, les religions anciennes sont frustes et incompréhensibles. » Je ne suis pas d'accord : j'estime que le Mystère d'Eleusis vaut bien celui de la Sainte Trinité.

A la sortie de la messe, je courus acheter d'urgence les deux étoiles en argent que j'ai le droit de porter sur mon béret de flotte en qualité de carré. J'ai donc traversé le jardin du Luxembourg pour me retrouver sur le boulevard St Michel. L'automne est déjà bien avancé. Les feuilles mortes jonchent les allées en grand nombre et la couleur orangée est omniprésente. En fin de matinée, le soleil avait réussi à percer et l'esplanade du Sénat, surchargée de massifs floraux, offrait cette perspective riante que j'ai eu maintes fois l'occasion d'admirer. J'ai rejoint le rassemblement du monôme. Un monde fou, une nuée de provinciaux ahuris, queue à Pereire, queue à St Lazare. Finalement, entraîné dans une énorme bousculade tonitruante, je ne suis parvenu à Solferino qu'à trois heures. Là, je suivais au hasard un flottard vers la chambre des Députés lorsque, tout à coup, nous avons enfin repéré le monôme P.G.H. J'ai vite coiffé mon béret pour me mettre en ligne. Et nous sommes partis en braillant à tue-tête et à la queue leu-leu, interceptant les rues vers la Seine, arrêtant les taxis, coupant les groupes de badauds. « Vire, vire, vire au Cabestan ! », une autre manière de dire « Poussez-vous, dégagez, aujourd'hui, nous sommes les rois ! » En face du Louvre, sur la rive droite, nous avons défilé à travers les couloirs de l'embarcadère des bateaux mouches, enjambé des cannes de pécheurs, sautant chaînes et bittes d'amarrage, à la file indienne, tous répétant les gestes du chef du monôme. « Ohé, ohé, ohé, vive les aspirants de France ! Ohé ! » Quelle allure ! Quel élan ! Pas le temps d'être mélancolique un seul instant. Arrivés place Vendôme sur l'air de « La Frégate », nous nous livrons à une sorte de pas de parade accompagné de chant et de génuflexions, d'un effet saisissant et fort curieux. On appelle ce pas « le pas de Garibaldi ». Les passants sont sidérés. Place de l'Opéra, nous nous sommes tous alignés sur les marches supérieures du grand escalier, et là, à nouveau, devant une centaine de personnes stupéfaites, nous avons repris en chœur, nous penchant d'un côté puis de l'autre, telle une houle humaine, « Vire ! Vire ! Vire au cabestan ! » Je m'y voyais déjà, je sentais en moi la houle, la fièvre des départs et des grandes manœuvres.

La suite a manqué un peu de panache. Nous nous sommes égayés dans les ruelles tout autour du chef-d'œuvre de Garnier, marchant sans trêve, envahissant les cours intérieures, imitant bruyamment le bruit des pompes en faisant tous ensemble « Broum tchi ! Broum tchi ! Broum tchi !» et d'autres facéties un peu plus corsées. Notre cohorte, de plus en plus enfiévrée, a même envahi deux tea-rooms, pleins de grues peintes, pénétrant toujours à la queue leu leu dans toutes les pièces tandis que ces dames poussaient des cris aigus ou nous lançaient des œillades. Les consommateurs fuyaient, certains avaient l'air consterné, mais personne ne semblait en vouloir vraiment à une jeunesse aussi pétulante. Pour finir en beauté, nous envahîmes le grand café Olympia où d'ailleurs l'on nous reçut fort mal. Déjà, certains de mes camarades, épuisés, avaient quitté le monôme tandis que d'autres, sous l'effet de la bière, s'égayaient en des endroits plus reculés et fort mal famés, je suppose. Un jeune midship s'était joint à notre cortège et suivait fidèlement toutes nos singeries, répétant sans les comprendre mais avec conviction les absurdités que nous mimions ou proférions, sans que son austère figure de presbytérien (qu'ont tous les officiers de marine outre-Atlantique) trahît le moindre étonnement.

En sortant du grand café, il était près de six heures. Epuisé, ravi, je me décidai presque à contre-cœur à plaquer le monôme. De la place de la Concorde, je remontai jusqu'à l'Etoile en prenant les Champs-Élysées. C'était la première fois que je repassais dans cette avenue depuis la fameuse nuit du 14 juillet qu'avait illuminée une certaine Diane. En l'honneur de la remise de la Croix de Guerre à la ville de Paris – prétexte officiel à notre beau tapage – le Grand et le Petit Palais étaient illuminés. Ce spectacle grandiose me fit rêver aux « grands jours » du début des vacances. J'ai continué à pied jusqu'à l'appartement où je me suis rué sur tout ce qui était consommable : pain, noix, fromage, gâteaux secs, le tout arrosé de vin rouge. Il paraît que je faisais enfin plaisir à voir ! Comble de bonheur, nous eûmes droit à une visite surprise et aussitôt la danse de salon reprit ses droits. Mon mal de gorge ? Evanoui. Mes pieds endoloris ? Oubliés. J'ai eu même droit – en cette journée de liesse décidément historique - (il y a trois mois, j'aurais écrit : « j'ai eu l'inexprimable bonheur… ») de faire avec Claudine un peu de tango et de boston. Je dois dire que ce ne fut guère concluant car Hélène et Claudine n'exécutent pas exactement les mêmes figures.

Après la danse, les choses se gâtèrent un peu. Le fameux Raymond, en civil et très en verve, ne cessait d'étaler sa vie sentimentale, prétendument pittoresque, en narrant de nombreuses historiettes censées lui être arrivées avec des épouses d'officiers. Le Casanova des Tropiques faisait rire tout le monde, sauf moi. En fait, de nouveau esseulé, je ne parvenais pas, malgré tous mes efforts, à ouvrir la bouche de manière intelligente. Je ne faisais qu'approuver en poussant d'inaudibles « Euh ! » ou des « Ah ? » sans conviction comme si j'étais un demeuré, tout juste bon à m'agiter les pattes dans un fox-trot ! Un tel malaise si pétrifiant est pour moi assez habituel hélas. Et plus ce mutisme me paralyse, plus j'en prends conscience, plus la gêne doit s'incruster et s'épaissir dans mes traits au point de leur donner un air ahuri, vaguement douloureux, stupide pour tout dire. J'en pleurerais. Rien d'étonnant à ce que personne, fille ou garçon, ne s'approche pour me parler et faire plus ample connaissance ! Alors que le même étudiant, tout à l'heure, riait dans le monôme, chantait, bondissait en débitant, avec naturel, toutes sortes d'inepties réjouissantes ! Quel étrange jeune homme je fais, soit histrion soit benêt, avançant toujours masqué et à mon corps défendant, alors qu'un flot de sentiments et de douceurs ne demande qu'à jaillir de mon pauvre cœur !

Lundi 20 octobre 1919

Journée banale à souhait. Sous ma plume, « banale » indique une qualité parfaitement lisse, sans aucune mésaventure fâcheuse. J'aurais tout aussi bien pu écrire : « étale à souhait ». C'était bien ce que je souhaitais ce matin, après avoir répété trois fois ma fameuse formule stoïcienne. Il faut dire que les calamités auraient pu fondre sur moi sans que j'en tirasse gloire tant je suis en ce moment en piteux état : stalactites au bout du nez, yeux brillants, gorge en feu, bref, je souffre d'une asthénie assez considérable.

Il s'en est pourtant fallu de peu que ce début de semaine tourne à l'aigre. A la fin du cours de maths, tandis que ce grand escogriffe de Delmas nous dictait le début de la géométrie analytique, soudain la porte s'ouvre sans crier gare : c'est le Poto en personne. Garde à vous ! Voilà qu'il s'assied négligemment sur un banc du fond et se met à pousser vicieusement des colles aux élèves que Delmas, au tableau noir, s'apprêtait déjà à retourner sur le gril. Naturellement, la plupart ont séché d'où récriminations et blâmes en rafales. Par une chance inouïe – merci, cher Ange gardien ! – je n'ai pas été interrogé. Il s'en est fallu de peu.Durant la récréation, on ne parlait que du monôme. Il paraît qu'après l'Olympia, plusieurs, sur la fin du cortège, ont échoué - presque sans s'en douter - dans un bordel. Le grand Penè en était encore tout retourné ce matin, faisant partie des rescapés honteux. D'autres se vantèrent bruyamment, avec des sous-entendus assez pénibles, mais peu d'entre nous les crurent. Je n'en ai pas su davantage ; j'aurais bien aimé, par simple curiosité, mais je n'en eus pas l'occasion car je fus soudainement convoqué à la salle d'armes. On m'y apprit que le censeur, ayant reçu l'autorisation maternelle, m'autorisait à son tour à suivre l'apprentissage des armes. J'étais d'ores et déjà inscrit à l'escrime. Quel bonheur ! Je faillis sauter au cou du maître d'armes, ce qui aurait été une manifestation fort incongrue : c'est une espèce d'hercule aux biceps et à la poitrine de gorille. Il m'a serré chaleureusement la main dans ses larges pattes et m'a convoqué lundi prochain. J'en suis ravi même si demeure un gros problème : le prix de l'équipement. Une centaine de francs, au moins ! Je devrai trouver un moyen pour tourner la difficulté sans perdre la face. Ce qui m'enchante le plus, outre la noblesse de cet art, c'est la perspective de mon propre développement. J'ai entendu des anciens vanter l'excellence de l'escrime pour faire croître la musculature et même la taille de manière significative. Ce serait inespéré ! En me regardant hier dans une vitrine de magasin durant le monôme, j'ai constaté, une fois de plus, combien j'étais plus petit que la moyenne avec mon ridicule 1 m 65… plus d'infimes poussières.Le grand événement de la soirée a été le retour de Bon Papa à Paris. J'ai été si ému de le revoir mais je l'ai trouvé effrayant de maigreur et de vieillesse, depuis sa maladie de vessie des dernières grandes vacances. Il est désespéré de quitter sa campagne ensoleillée, dorée par l'automne et gorgée de fruits. Etre si choyé par la nature et tout abandonner pour venir se terrer dans un grand trou obscur, encombré de brouillards et d'autos ! Franchement, je ne comprends pas ce choix mais Mère m'a expliqué que, pour quelques mois, il serait mieux soigné ici.

Mardi 21 octobre 1919

Quand on est jeune et qu'on se destine à une carrière toute d'abnégation et de sacrifice, dont les maîtres omniscients et souvent pontifiants vous rendent l'accès si difficile, il est impossible de ne pas subir parfois de plein fouet une vague, une énorme vague de démoralisation où le lapin de choux dormant en vous se réveille fatalement et se met à crier en faveur du défaitisme, avec tous les lapins de choux des alentours. A cette heure où, sur le vieux continent, l'on ne songe qu'à obtenir une jouissance immédiate, matérielle, éphémère, et ce, par tous les moyens, même les plus vils ; dans cette mégalopole bruyante où chacun ne songe qu'à s'enrichir férocement, avidement, pour se divertir au maximum tout en travaillant le moins possible, on est tenté – et quand j'emploie ce « pronom indéfini malpoli », comme dit souvent tante Zette, je veux, à l'évidence, parler de moi-même… je suis donc, dis-je, parfois tenté de céder à cette ambiance euphorisante qu'illumine ce principe monstrueux : « Droit au bonheur » et autres âneries socialistes. J'entends alors partout ce reproche muet qu'on m'adresse, je sens qu'il m'est personnellement destiné, avec beaucoup de commisération : « À quoi bon avoir tant d'idéal ? Profite donc de ta belle jeunesse ! » Et je sais, quels que soient mon dépit et parfois mon découragement, que ce reproche est injuste, en tout cas hors de saison. J'ai donc eu aujourd'hui la sagesse, malgré une crise de cafard heureusement très passagère, de raisonner aussi froidement que possible et de me dominer. Oui, puisque telle est ma voie, je veux me contenter de beaucoup souffrir pour ne pas faiblir dans ma vocation, mais sans me bercer d'illusions. Car la force d'âme requiert la lucidité. La raison l'emportera sur la passion. Jusqu'au triomphe final par la seule voie ardue.

Si j'en ai le loisir demain, malgré un emploi du temps très chargé, il faudra que je m'applique à calligraphier en haut de la page ma devise favorite. La répéter est une chose, l'enluminer une autre, peut-être plus déterminante. Rien qu'à songer à ce titre somptueux, je me sens plus fort ce soir, même si l'orgueil menace. Que m'importe après tout ! Je m'évade de la plèbe et sculpte mon destin : ad augusta per angusta

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