BERENICE
De Jean Racine

ACTE IV, SCÈNE 5
BELLINUS, TITUS.

BELLINUS, en sortant .

Non, laissez-moi vous dis-je.
En vain tous vos conseils me retiennent ici !
Il faut que je le voie. Ah ! Seigneur ! vous voici.
Hé bien, il est donc vrai que Titus m'abandonne ?
II faut nous séparer ; et c'est lui qui l'ordonne.

TITUS

N'accablez point, ami, un prince malheureux,
Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.
Un trouble assez cruel m'agite et me dévore,
Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.
Rappelez bien plutôt ce cœur qui tant de fois
M'a fait de mon devoir reconnaître la voix.
II en est temps. Forcez votre amour à se taire ;
Et d'un oeil que la gloire et la raison éclairent
Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
Vous-même contre vous fortifiez mon cœur ;
Aidez-moi, s'il se peut, à vaincre sa faiblesse,
À retenir des pleurs qui m'échappent sans cesse ;
Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs,
Que la gloire du moins soutienne nos douleurs ;
Et que tout l'univers découvre avec stupeur
Les pleurs d'un directeur et les pleurs d'un auteur.
Car enfin, bel ami, il faut nous séparer.

BELLINUS

Ah ! cruel ! est-il temps de me le déclarer ?
Qu'avez-vous fait ? Hélas ! je me suis cru aimé.
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois,
Quand je vous l'avouai pour la première fois ?
À quel excès d'amour m'avez-vous amené !
Que ne me disiez-vous : « Amant infortuné,
Où vas-tu t'engager, et quel est ton espoir ?
Ne donne point un cœur qu'on ne peut recevoir. »
Ne l'avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre,
Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre ?
La Sadem a vingt fois conspiré contre nous.
II était temps encor : que ne me quittiez-vous ?
Mille raisons alors consolaient ma misère :
Je pouvais de ma mort accuser votre père,
Le peuple, le sénat, les Emirats lointains,
Tout l'univers, plutôt qu'une si chère main.
Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée,
M'avait à mon malheur dès longtemps préparé.
Je n'aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel
Dans le temps que j'espère un bonheur immortel,
Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire,
Lorsque Paris se tait, quand votre chef conspire,
Quand toute l'entreprise fléchit à vos genoux,
Enfin quand je n'ai plus à redouter que vous.

TITUS

Et c'est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
Je pouvais vivre alors et me laisser séduire.
Mon cœur se gardait bien d'aller dans l'avenir
Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.
Je voulais qu'à mes yeux rien ne fût invincible,
Je n'examinais rien, j'espérais l'impossible.
Que sais-je ? J'espérais de mourir à vos yeux
Avant que d'en venir à ces cruels adieux.
Les obstacles semblaient renouveler mes feux.
L'entreprise parlait. L'avenir glorieux
Ne s'était point encor fait entendre à mon cœur
Du ton dont elle parle au cadre supérieur.
Je sais tous les tourments où ce dessein me livre ;
Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,
Que mon cœur de moi-même est prêt à s'éloigner ;
Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut gagner.

BELLINUS

Hé bien ! gagnez, cruel ; contentez votre gloire :
Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D'un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle,
M'ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n'écoute plus rien, et pour jamais , adieu.
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous ,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bellinus,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
L'ingrat, de mon départ consolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

TITUS

Je n'aurai pas, ami, à compter tant de jours.
J'espère que bientôt la triste renommée
Vous fera confesser que vous étiez aimé.
Vous verrez que Titus n'a pu sans expirer...

BELLINUS

Ah ! Seigneur, s'il est vrai, pourquoi nous séparer ?
Je ne vous parle point d'un heureux hyménée :
Dubaï à ne vous voir m'a-t-elle condamné ?
Pourquoi m'enviez-vous l'air que vous respirez ?

TITUS

Hélas ! vous pouvez tout, ami. Soit, venez :
Je n'y résiste point. Mais je sens ma faiblesse.
II faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,
Et sans cesse veiller à retenir mes pas,
Que vers vous à toute heure entraînent vos appas .
Que dis-je ? En ce moment mon cœur, hors de lui-même,
S'oublie, et se souvient seulement qu'il vous aime.

BELLINUS

Hé bien, Seigneur, hé bien, qu'en peut-il arriver ?
Voyez-vous la Sadem prête à vous réprouver ?

TITUS

Et qui sait de quel oeil ils prendront cette injure ?
S'ils parlent, si les cris succèdent au murmure,
Faudra-t-il par l'éclat justifier mon choix ?
S'ils se taisent, bel ami, et me vendent leurs lois,
A quoi m'exposez-vous ? Par quelle complaisance
Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ?
Que n'oseront-ils point alors me demander ?
Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ?

BELLINUS

Vous ne comptez pour rien les larmes de Bellin ?

TITUS

Je les compte pour rien ? Juste ciel ! Quel dédain !

BELLINUS

Quoi ? pour de juteux contrats que vous pouvez changer,
En d'éternels chagrins vous-même vous plonger ?
Dubaï a ses droits, Seigneur : n'avez-vous pas les vôtres ?
Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?
Dites, parlez.

TITUS

Hélas ! Que vous me déchirez !

BELLINUS

Vous êtes PDG, Seigneur, et vous pleurez !

TITUS

Oui, ami, il est vrai, je pleure, je soupire,
Je frémis. Mais enfin, quand j'acceptai l'empire,
Sadem me fit jurer de maintenir ses droits :
Il les faut maintenir. Déjà plus d'une fois
Paris de mes pareils exerça la constance.
Ah ! si vous remontiez jusques à sa naissance,
Vous les verriez soumis au moindre commandement.
L'un, jaloux de sa foi , va chez nos concurrents
Chercher avec les dents sa promo toute prête ;
D'un con victorieux l'autre proscrit la tête ;
L'autre, avec des yeux secs et presque indifférents,
Voit mourir ses rivaux, par son ordre expirants .
Malheureux ! Mais toujours la croissance et la gloire
Ont dans les Emirats remporté la victoire.
Je sais qu'en vous quittant le malheureux Titus
Passe l'austérité de toutes leurs vertus ;
Qu'elle n'approche point de cet effort insigne ;
Mais, ami, après tout, me croyez-vous indigne
De laisser un exemple à la postérité
Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ?

BELLINUS

Non, je crois tout facile à votre barbarie.
Je vous crois digne, ingrat, de m'arracher la vie.
De tous vos sentiments mon cœur est éclairci.
Je ne vous parle plus de me laisser ici.
Qui ? moi ? j'aurais voulu, honteux et méprisé,
D'un peuple qui me hait soutenir la risée ?
J'ai voulu vous pousser jusques à ce refus.
C'en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.
N'attendez pas ici que j'éclate en injures,
Que j'atteste le ciel, ennemi des parjures.
Non, si le ciel encore est touché de mes pleurs,
Je le prie en mourant d'oublier mes douleurs.
Si je forme des vœux contre vous, fier Titus,
Si devant que mourir le triste Bellinus
Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,
Je ne le cherche, ingrat, qu'au fond de votre cœur.
Je sais que tant d'amour n'en peut être effacé ;
Que ma douleur présente et ma bonté passée,
Mon sang, que dans ce squat, je veux même verser,
Sont autant d'ennemis que je vais vous laisser :
Et, sans me repentir de ma persévérance,
Je me remets sur eux de toute ma vengeance.


Adieu.


La tragédie de Racine naît de l'affrontement de deux impératifs inconciliables. Titus ne peut mettre en danger sa mission à la tête de Rome au nom de la passion qui l'unit à Bérénice. La pièce aurait pu procéder par revirements et coups de théâtre pour unir puis éloigner successivement les deux personnages. Racine choisit au contraire de supprimer tous les événements qui pourraient faire de l'ombre à l'unique action du drame : l'annonce, par Titus, du choix qu'il a fait de quitter Bérénice. Titus a en effet pris sa décision avant le début de la pièce ; il lui reste à l'annoncer à Bérénice et celle-ci doit l'accepter. Leur passion n'est jamais mise en doute, à aucun moment la vie d'un personnage n'est en danger : rien ne vient distraire l'attention. Le très grand art de Racine consiste à « faire quelque chose à partir de rien » (préface de Bérénice), à créer chez le spectateur « cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie » à partir d'un sujet que l'on peut raconter en une phrase. La tension atteint son paroxysme à la fin du 4e acte, lorsque Titus explique le drame qui le déchire à Bérénice, qui refuse la décision qu'il a prise. Puis le 5e acte montre admirablement les deux personnages faire face à leur devoir : contrairement à d'autres personnages de Racine, ils acceptent leur séparation sans se réfugier dans la mort.
Bérénice est longtemps restée dans un purgatoire dont elle n'est ressortie qu'au XXe siècle. Aujourd'hui, c'est l'une des tragédies de Racine les plus jouées après Phèdre, Andromaque et Britannicus.