Cet été plein de fleurs

Journal romanesque
(Août 1919 – Août 1920)

Pour nos mères et nos sœurs

Lundi 25 août 1919. En route pour le Jura

Ce matin, je fus tiré du sommeil vers cinq heures. Il faisait encore nuit noire. Où était l'aube précoce de juillet ? Décidément, la nuit gagne et c'est de mauvais augure.

Le départ fut bousculé car le pique-nique n'était pas tout à fait prêt et Chou avait mal au ventre. Notre troupe ne s'ébranla que vers six heures trente. Mère, accompagnée d'Henriette et de Madeleine qui pleurnichait, coupait par le sentier tandis que Geneviève et moi rejoignions la gare à bicyclettes. Chose étrange par la sécheresse régnante : la fraîcheur matinale était si vive que nous grelottions !

Au guichet, Mère eut un nouvel ennui avec ses billets, car elle avait donné en arrivant à Saint Loup un coupon de retour. Le chef de gare paraissait soupçonneux et sa moustache hérissée toujours aussi peu avenante. Fort heureusement, Mère finit par retrouver le bon document et nous pûmes embarquer sans encombres dans l'omnibus. Un compartiment était vide : nous nous y installâmes tous les cinq, Chou près de la fenêtre, sur mes genoux et elle retrouva son beau sourire. En route pour Chaussin, nous avons vu défiler le pâté de maisons de Saint Loup avec son clocher bas, reconnu l'œil de bœuf de la maison ainsi que les arbres du clos. Un léger serrement de cœur puis une morne résignation : il faudrait passer une nouvelle journée à Chaussin dans l'attente de la correspondance.

A Allerey, je pus acheter le journal local, ce qui me divertit un moment. Du reste, notre omnibus de campagne avançait à vive allure et cette partie du voyage fut plutôt plaisante. Nous reconnûmes Verdun-sur-le-Doubs, la plaine de la Saône noyée de brume, puis St-Bonnet-en-Bresse, et enfin, après avoir traversé bois et pâturages, nous parvînmes à notre terminus. Durant le voyage, à mesure que je m'éloignais de St Loup, j'avais eu une fugace et ultime pensée pour Assomptionnette : ce mirage passait déjà dans la contrée des songes ou, plus exactement, dans le décompte saisonnier des pertes et profits. J'en fus à la fois peiné et rassuré.

Il faisait à présent une température délicieuse car le soleil commençait à donner. Par un sentier sinueux, nous gagnâmes les bords de l'Orain, précisément en face de l'endroit où nous nous trouvions à l'aller. Je jetai ma ligne à l'eau, presque sans conviction. Stupeur : ça mord ! Pour la première fois depuis quinze jours, il se produisit ce miracle que le poisson daignait me courtiser. Je vis dans cette victoire tardive un augure favorable pour la suite des événements. Evidemment, mes prises n'étaient pas de gros calibre. Mais au lieu d'un seul poisson comme pour l'aller, j'en pris six – 80 grammes en tout et pour tout. Quatre de plus que Notre-Seigneur à Tibériade, lorsqu'il nourrit la foule ! Je sentis la mansuétude du Ciel à mon égard bien que j'eusse conscience que tout est relatif en ce bas monde : à défaut de multiplication, j'eus un instant la prémonition de réussir à mon échelle une pêche miraculeuse et mon amour-propre en fut regonflé. Avec néanmoins quelques accrocs : après déjeuner, sitôt le pique-nique englouti, je jetai à nouveau ma ligne, un peu plus en amont, car les filles jouaient à s'éclabousser, trop bruyamment à mon gré. Cette fois, le poisson fut absolument réfractaire à la tentation de mes appâts et je perdis, comble de malchance, deux hameçons. Mon humeur s'assombrit et je rangeai mon matériel. Assis sur la berge, je contemplais la surface de l'Orain scintillant au soleil.(Pendant ma méditation, Mère lisait sous son ombrelle, droite et digne) Où courait toute cette eau ? Où allait-elle se perdre ? Pour quel dessein ou en pure perte ? Je brassais mentalement quelques idées fades, plutôt emberlificotées, m'efforçant de rester philosophe et de conclure que mon orgueil avait été providentiellement remis à sa place. Sans conclusion hâtive : pas de prodige ici bas, nulle victoire usurpée mais le flux incessant des heures et des plaisirs exténués. Vanitas vanitatum et omnia vanitas !

Vers 15 heures, il nous fallut aller attendre à Chaussin notre train de marchandises. L'attente sur le quai fut éprouvante. Des manœuvres de locomotive ainsi qu'un groupe de militaires m'ont distrait et fait éprouver diverses sensations. Quand je pense qu'il y a cinq ans, à deux jours, près, j'avais assisté là au passage des trains de mobilisés montant à la frontière ! Au bout de 45 minutes en plein soleil, le convoi arriva en se traînant et avec un retard considérable. Nous dûmes courir au moins cinquante mètres, avec sacs, paniers et cannes, pour atteindre l'unique wagon de voyageurs. Nous nous entassâmes tant bien que mal sur des banquettes sans coussin, dans un compartiment sans air, nous préparant à subir notre purgatoire. Effectivement, ce périple ressembla en tous points au voyage que je fis à Pâques, à mon retour de la conférence de Chaussin. On manœuvre plus d'un quart d'heure dans chaque gare, chocs, secousses, avances puis reculs, mouvements qui semblent aléatoires et sont chaque fois ponctués de coups de frein brutaux. Beaucoup de voyageurs avaient pris place. Dans le compartiment d'à-côté dont nous n'étions séparés que par une demi-cloison, Léon R***, un antiquaire loufoque de Lons avec qui Mère avait fait affaire dans les jours fastes, ne cessait de narrer des anecdotes prétendument drôles qui lui causaient des quintes d'un rire aigu et affecté. Seule Chou s'en amusait (peut-être de ses bésicles qui tressautaient dangereusement sur son nez maigre). Je trouvais ces lunettes anachroniques et ridicules, comme si le bonhomme avait voulu exhiber son enseigne sur sa figure. Comble d'infortune, un paysan s'était même déchaussé… L'atmosphère devint irrespirable tandis que les petites ne tenaient plus en place.Lorsque le train arriva dans les parages de Bletterans, les collines de l'Etoile se dessinèrent enfin dans le soir, déjà assombries mais d'un beau vert engageant. Nous nous tenions en silence, médusés, collés à la maudite vitre que je n'avais pas réussi à abaisser. Nouveau prodige : j'étais de retour à Montclairgeau, avec le parti pris de trouver ce séjour insipide et de m'y résigner stoïquement, et voici que Ruffey m'apparaissait pittoresque, avec son clocher de pierre antique tandis que l'aspect de la campagne semblait aussi souriant qu'engageant. Seuls les gens que je savais devoir retrouver dans cette contrée me portaient déjà sur les nerfs.

Nous arrivâmes moulus à Larnaud-Ruffey. Une voiture avait été envoyée. Il était sept heures passées : nous avions donc près de deux heures de retard ! Je partis tout seul, en avant-garde, sur la bicyclette qui m'attendait devant la gare. Délicieux retour au crépuscule, plein de sensations curieuses et charmantes. L'impression de renaître, tant je me sentais léger et disponible. C'est comme si j'adhérais à nouveau à ce paysage, aux fragrances végétales, au charme envoûtant des bois et je m'en voulais presque d'avoir douté, d'avoir boudé mon pays natal qui à nouveau me faisait fête. Durant la longue montée à travers le bois de Ruffey, je retrouvais les larges échappées de la vue sur la Bresse au fond de laquelle ondule le trait délicat de la Côte d'Or. Adieu St Loup ! Comme ce bourg est insipide en comparaison de ces merveilles retrouvées !

Arrivé au château, la première chose que je fis c'est de grimper dans ma chambre. Tout m'y fut d'emblée familier : les lieux, les meubles, l'odeur, le secrétaire avec mes cahiers soigneusement empilés et mon soldat de plomb au garde-à-vous sur la table de nuit. Je saluai mon cher Flambard d'un salut réglementaire. Cette figurine me rappela immédiatement Paris, le beau Paris du 14 juillet, la silhouette évanescente de Claudine… Foin de nostalgie ! J'avais surtout un furieux appétit pour l'instant présent, voracité que je démontrai sans tarder : nous avons savouré les poissons que j'avais pris dans l'Orain et que Marinette avait assortis d'un gratin de fenouil. Je dégustais ma propre victoire et l'avenir s'annonçait exquis !

Mère, après un moment passé dans son salon particulier, me remit enfin un volumineux courrier, trésor que je m'empressai d'emporter sous ma mansarde. Hélas, pas de lettre de Claudine, ni même d'Elizabeth (je n'attends plus rien d'elle depuis belle lurette) et aucun timbre exotique : Dady ne donnait toujours pas signe de vie. Je ne sais pourquoi, sans doute à cause de mon dernier feuilleton dévoré à St Loup, je l'imaginais bêtement en garnison au Tonkin. Je n'ouvris même pas la bande du Bulletin de Stanislas. Il y avait par contre une lettre de Delaborde et une autre de Cécile. Tous deux sont destinés à jouer un grand rôle ces jours-ci ou les jours suivants. Dans la première, Pierre, du haut de ses hautes sapinées, hélait son ami de l'Etoile pour qu'il vînt accomplir, comme chaque été, son pèlerinage montagnard auprès de lui. Sa lettre datait du 20 août. Quant à Cécile, elle me décrivait en long et en large ses impressions sur Paris. Peu de visites touristiques, encore moins culturelles – ce n'est pas son genre – mais de nombreuses rencontres avec les caquetages afférents. C'est ainsi qu'elle m'annonçait que ma chère Claudine flirtait plus que jamais et ne songeait qu'à la danse. Elle me conseilla vivement de ne plus y penser. Bien que mes sentiments me fussent propres, ils furent, à mon cœur défendant, confirmés dans leur tiédeur désabusée par les insinuations de ma sœur: Sa lettre coupa court à mes velléités d'un renouveau d'amour. Du coup, mes retrouvailles avec mon petit paradis de l'Etoile furent gâchées.


Château de Montclairgeau. Mardi 26 août 1919 Est-ce cela l'amour ?

Ce matin, je me suis réveillé à 8 heures et à grand peine ! J'aurais bien prolongé d'une heure mais ici, c'est impensable et Mère y veille. Le silence et le calme de cette vieille demeure me désorientent complètement. Hier soir, ma lampe à pétrole éclairait mal. J'ai cherché instinctivement le bouton électrique ! La seule chose dont j'ai été capable, fourbu par notre périple, c'est de rechercher au fond de ma petite valise la cocarde bleue et rouge cachée par Cécile. L'objet qui se trouvait dans les cheveux de Claudine la nuit du 15… Une vague odeur féminine y reste attachée. Pieusement dans le noir, avant de m'endormir, j'ai baisé l'unique souvenir qui me reste, affolé de chagrin, torturé surtout par ce besoin d'amour complexe et incomplet qui me ravage le cœur… Là-dessus, la fatigue - fut plus forte que tous les sentiments – me fit bientôt sombrer dans un sommeil salutaire.Cette donc ma première journée à Montclairgeau, assez agréable, plutôt calme. Dès le matin, le temps s'est mis à la pluie et il est tombé tantôt de nombreuses ondées, guère efficaces après une si persistante sécheresse. Dix jours d'absence ont suffi pour me faire trouver un peu partout des charmes inattendus : le piano, les prés, les bois solitaires, ma collection de papillons et d'autres menus plaisirs. Tant il est vrai qu'on ne goûte jamais autant les biens les plus simples que lorsqu'on en a été privé.Ce soir, pour renouer avec la tradition, je suis monté aux Tilleuls. Quand je parvins au sommet de la grande dégringolade de terres encadrées de bois qui plonge vers la France immense, le soleil était déjà couché. Dommage, j'aime lui rendre hommage quand il se pare de ses derniers feux. Le ciel était plutôt menaçant, chargé, encore tourmenté après les pluies de l'après-midi. Au ras de la Côte d'Or, entre des cumulus menaçants, s'ouvrait une sorte de gueule béante et volcanique que voilaient par intermittences des traînées de pluie noire s'étirant puis se resserrant comme des rideaux. C'était un orage en train de crever mais il était lointain, aux confins de la Bourgogne.

J'ai donc adressé mon salut à la gloire de la France. C'est un cérémonial auquel je tiens, même si je ne suis pas un patriote fanatique. Mais lorsqu'il s'est agi de saluer au loin, vers le nord-ouest, la lointaine Ile-de-France – plus exactement la seule habitante trouvant encore un peu grâce à mes yeux, la brune parisienne qui me passionnait naguère alors qu'elle me délaisse aujourd'hui, franchement, je n'eus pas ce courage. Le rite m'eût paru pompeux et déplacé. Cet étrange amour, qui n'avait jamais osé dire son nom, toujours si réservé, jamais franchement admis en moi-même, se mourait en fait depuis juillet. Pourquoi ne pas l'admettre une bonne fois pour toutes ?

Découragé, dépité par le peu d'attachement qui me faisait si vite renoncer à ce que j'avais l'illusion de prétendre irremplaçable, constatant avec une satisfaction douloureuse mais bien réelle que la raison chez moi finissait par prendre le pas sur des inclinations forcément décevantes parce qu'inadaptées – toujours l'illusion, le pis-aller, l'oubli ! - , j'ai abaissé face à l'orage mon sabre d'opérette - que j'aime emporter avec moi pour ma parade vespérale. Je rabattais en même temps mon orgueil de pantin manipulé, à coup de bout de ficelles, par mon trouble destin. C'était une capitulation sans gloire mais sans réel déplaisir. Et pourtant – il faut bien que je résiste comme la biquette du conte ! – j'avais aimé sérieusement Claudine, j'aurais aimé l'aimer… Je crois l'avoir aimée en juillet, à ma façon qui est une autre forme de passion, peut-être bien plus profonde et plus fidèle. Je doute qu'elle sache se mettre à mon diapason. L'a-t-elle seulement tenté ? Les paroles de Cécile me sont revenues ce soir comme un glas. Sur le moment, sa lettre ne m'apprenait rien de nouveau. Ce n'est que tout à l'heure que ses mots m'ont frappé, lorsque je les ai relus avant d'ouvrir mon cahier. « Claudine continue à flirter comme une enragée et elle ne pense qu'à la danse. (…) Et si tu veux un conseil, n'y pense pas trop, c'est peine perdue car c'est une folle qui tourne la tête de tous les garçons qu'elle rencontre, une flirteuse professionnelle qui n'aime en vrai personne… » Et bien, relevant la tête, voilà ce que j'aimerais lui dire posément, les yeux dans les yeux : « Soit ! Claudine, je ne t'aime plus non plus. T'ai-je jamais assez aimée ? Le destin a vaincu. Je me rends ! »

Tel est l'inévitable sort des amours boiteuses. L'un exige trop, l'autre est volage, un autre enfin recherche l'inavouable… Peut-être même qu'au sein de chaque être coexistent ces élans qui ne sont contradictoires qu'en apparence. Quand je songe, moi, combien j'ai eu vite fait d'oublier Lily, celle à laquelle je me suis le plus attaché ! Oui, je tenais à elle parce qu'avant tout, je l'estimais et qu'elle savait me rendre en retour ce que je lui offrais : confiance, amitié, complicité. Est-ce cela l'amour ? Aussi éblouissant qu'on le dit ou qu'on l'écrit, Aussi menaçant que le ciel noir de tout à l'heure, cet antre infernal rougeoyant sur la Bresse ? Je crois bien que c'est cela, tout à fait. Aimer, être aimé ? Juste s'enfoncer davantage, bouche contre bouche, dans la nuit redoublée…


A SUIVRE