Un rhumatisme a pétrifié les membres de cette femme, et, près de la fenêtre, elle est calée dans son fauteuil, raidie et pareille au dieu Phtat. Ses yeux ne commandent plus que la portion de rue qu'elle peut voir en faisant aller ses iris du coin gauche au coin droit de ses orbites et inversement. Ses yeux, seuls mobiles dans son corps de marbre, s'accrochent aux passants et les suivent. Quand la silhouette de M. le curé, l'appariteur, ou telle autre femme de ses anciennes amies, vont entrer dans la zone perdue que sa tête immobile ne permet pas d'atteindre, elle lance vers eux du coin de l'œil un rayon oblique et bleu.

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Il doit y avoir des hommes néfastes. En voilà un. Il a la figure ronde avec des joues roses comme des pommes mûres, de petits yeux noirs étincelants, de larges oreilles pareilles à des feuilles de figuier, une petite tignasse rousse. Sa bouche est un pli dans la graisse, un pli aimablement relevé à chaque extrémité, et son menton est comme une bille de marbre rose. Il s'est marié. Quelques mois après sa femme s'est arrondie, son ventre pointait sous son tablier. C'était une belle grossesse dont elle mourut mystérieusement avant terme. Après quelques mois de veuvage, il s'est remarié avec une fille poupine, dodue comme une caille. Neuf mois après elle accoucha. L'opération fut un peu difficile. On installa au chevet de la délivrée une femme dont la profession était de garder les malades. Elle avait été un peu surmenée cette semaine-là par une épidémie de grippe, et elle s'endormit. Elle se réveilla à l'heure où l'aube verte glisse au ras des toitures. La chambre était un lac de sang coagulé. Le lit ressemblait à une pierre de sacrifice, et sur le matelas gonflé comme une éponge, l'accouchée était roide, exsangue, et ses grands yeux immobiles fixaient un point mystérieux par-delà le plafond. Notre homme suivit le convoi avec une tristesse digne. Je le revis un mois après. Les coins de ses lèvres étaient en train de se relever, et ses petits yeux suivaient les évolutions de deux jeunes couturières ; il tournait la tête dès qu'il entendait un bruit de jupe. Il se maria encore une fois, c'était fatal. Cet homme me donnait l'impression de quelqu'un qui a une mission à remplir. La troisième femme mourut au cours d'une crise d'hystérie. Cet homme dont la figure rutile, pareille à une lanterne japonaise pendue devant un dieu ridicule, est un rétiaire de la mort.

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Cet homme encore jeune marche courbé en deux. Sa tête pâle est faite d'angles. On sent qu'il lui faut un effort de volonté pour tirer dans ses poumons l'air clair qui fait vivre. A côté de lui marche sa femme. C'est une magnifique brune à la peau de lait. Elle est décolletée en cercle jusqu'à la naissance des seins. On les voit durs et ronds sous le corsage. Quoiqu'elle marche le jarret tendu et tapant du talon, ses seins magnifiques ne tremblent pas. Elle a de beaux yeux cernés qui arrêtent leur regard sur tous les hommes, qui l'arrêtent et l'appuient, et une petite lueur jaune s'allume. Puis elle pousse un léger soupir. C'est une bête traquée : un mal invisible la torture : l'amour. Son ventre stérile lui pèse plus que celui des femmes grosses. Son mari tousse. Elle marche à petits pas près de lui, indifférente à son sort. Ses fesses ondulent lentement.


Jean Giono, Sur un galet de la mer, La Pléiade, Gallimard, 1988