SCENE 11

Raphaël est en retard. Julius s'impatiente. Il va péniblement jusqu'à la porte, revient, fait les cent pas. Il consulte la pendule sur la cheminée. Il retourne à la porte d'entrée, l'entrebâille, revient s'asseoir dans son fauteuil. Soudain Raphaël entre, en nage, sa chemisette d'été échancrée.


RAPHAEL - C'est moi, pardonnez-moi… Encore ce foutu métro ! Un jour de rentrée ! Des mômes partout et la RATP qui se rappelle à notre bon souvenir. J'ai couru… Bonjour !
Raphaël vient s'asseoir. Il salue Julius. Pas très à l'aise, nerveux. Il feuillette le programme TV.
RAPHAEL - Voyons ce que nous offre le fabuleux programme.
Le vieux Julius l'observe attentivement.
RAPHAEL - (entre ses dents) Votre piège à cons…
JULIUS - Pardon ? (un temps de silence) Et si nous déclarions la télé en grève ? Comme le métro ?
La proposition de Julius a été faite sur un ton joyeux.
RAPHAEL - Oui, oui… si vous voulez. Je suis d'accord. Mais c'est vous qui décidez…
JULIUS - Mais non, nous décidons ensemble. Parle-moi plutôt de tes vacances de rêve.
RAPHAEL - (soudain très animé) J'ai réussi le meilleur trip. Trois vacances en une. D'abord quatre jours avec mes parents. J'adore mes parents, je vous l'ai dit, non ? Ils sont très sympas, je déconne avec eux, on parle beaucoup, rien à voir avec bon nombre de mes copains, souvent la guerre froide, juste une discussion le soir pour faire tapisserie. Bref, on part tous les trois en Angleterre. Ensuite, c'est l'Ardèche, avec mes meilleurs potes, une dizaine en tout. Cédric, Fanny, Marie, Luc, Fred et j'en passe. En pleine cambrousse, du camping sauvage, près d'un plan d'eau et loin de toute habitation. Vous vous rendez compte, Julius, le rêve ! Avec le minimum vital : musique, bouffe et maillot de bain. Ensuite, j'enchaîne avec Nicolas. Lui, il préfère la ville, le bruit, la foule. On a choisi Barcelone, comme ça, sans raison. C'est à la fois loin et pas trop. La seule chose qui me fasse un peu peur : été comme hiver, il me faut mon quota de solitude. J'aime bien de temps en temps rester en tête-à-tête avec moi. Et puis, il y a aussi Gaspard, mon chat roux. Est-ce que je vais pouvoir me passer de lui pendant quinze jours ? J'aimerais tant l'emmener. Impossible. Dommage que vous ne vouliez pour rien au monde le prendre en pension. Il est si câlin pourtant, si discret. Vous n'auriez aucune difficulté… Qu'en dites-vous, Julius ? Raph et son chat adoré, sous la tente, je dois être un vrai pédé pur-sang, non ?
Julius est renfrogné.
JULIUS - Et quand pars-tu, au juste ?
RAPHAEL - Le 9, c'est un dimanche.
JULIUS - Mais nous nous voyons d'abord vendredi soir. C'était entendu. Pas de contrordre, au moins ?
RAPHAEL - Bien sûr que non, c'est prévu. Une soirée en tête-à-tête, ça va être très chouette !
JULIUS - Le lundi, ce sera mon tour. Juste après toi, le lendemain… (en aparté) Mais où vais-je chercher tout çà ? Pourquoi ai-je inventé ce bobard ? (s'adressant à Raphaël) Tu te souviens que je pars en Grèce ?
RAPHAEL - Il paraît… (d'un ton sceptique)
L'enthousiasme de Raphaël est tombé d'un coup.
RAPHAEL - Je sais pas si c'est bien raisonnable. Je vous comprends pas, Julius. Dans votre état… enfin, je veux dire, vous n'êtes pas en très grande forme. Je vous demande jamais rien, mais je sais… Alors, le voyage, le déracinement… Et vous allez être rudement seul là-bas ?
JULIUS - Moi ? Seul ? Mais il y a Eric ! Un veuf décrépi et un célibataire endurci, c'est un couple idéal, non ? Et puis, je te l'ai déjà expliqué, je n'ai à m'occuper de rien. La réservation, les bagages, l'ambulance jusqu'à l'aérogare… l'association se charge de tout.
RAPHAEL - Et votre traitement ?
JULIUS - Ne t'en fais pas pour ça. Je ne suis tout de même pas inconscient ! Tout est organisé, le suivi médical, tout. La vie rêvée des anges, je t'assure !
Un silence. Un très long silence.
RAPHAEL - Je voulais vous dire, Monsieur Julius… En fait, tout à l'heure, je vous ai menti…
Une pause.
RAPHAEL - Mon retard, c'était pas le métro… juste Nico… Moi et Nico.
JULIUS - Nico et moi. Tu sais, Raph, tu n'as pas de compte à me rendre. Ta vie privée t'appartient. Il suffit que tu arrives à l'heure. Comme avant…
A nouveau électrisé, le jeune homme a relevé la tête, puis le buste.
RAPHAEL - C'était le grand jour, en fait. A marquer d'une pierre blanche. On a d'abord bossé toute la matinée, puis vers midi… Mais je vous ennuie, Julius, ça ne vous intéresse pas.
JULIUS - Mais si, mais si. D'ailleurs, tu meurs d'envie de me raconter, n'est-ce pas ? Alors raconte !
RAPHAEL - Ce qui était super, c'est que rien n'était programmé. Surtout pas aujourd'hui. Nico sait que je suis pris avec vous le mardi et le jeudi. Bref, après trois heures de boulot… soudain … il me regarde drôlement et me demande si je sais faire les massages. A cause d'une crampe dans le dos… Coup de pot pour lui ! Et il retire d'abord son T-shirt… (pause) Ce qui m'a le plus touché, c'est… l'imprévisibilité (c'est français, ça ?). Rien n'était préparé ; il y avait simplement le désir des deux côtés… J'étais aussi ému de le voir nu que de sentir sa peau. Oui… je crois que le must du must, c'est le contact de deux corps, l'un contre l'autre, sans aucune arrière-pensée.
JULIUS - Connais-tu, Raph, ce mot de Valéry. Valéry, le poète, tu connais ? « La peau, c'est ce qu'on a de plus profond. »
RAPHAEL - Oui, oui, exactement. Hypergénial ! Juste le contact, sentir ses bras m'enlacer…
JULIUS - Alors, c'est le grand Amour ! Ça s'arrose !
RAPHAEL - N'importe quoi ! Mais ça n'a rien à voir, voyons. En fait, l'amour, j'y crois pas. Ce que je crois, c'est que je suis plus cynique que vous, bien plus. Ni couple ni amour : j'aurais bien trop peur de m'emmerder ! En fait, avec Nico, c'est autre chose… c'est plus que ça, c'est mieux. Bien sûr qu'il n'y a pas d'amour, au sens sentimental, mais… c'est quelque chose de magique, comme deux aimants.
JULIUS - Aimants… amants, c'est tout proche, non ?
RAPHAEL - Peut-être, mais rien à voir avec l'amour avec un grand A. Nous en avons parlé ensemble après… C'est pour ça que j'étais en retard, Julius, pardonnez-moi… En fait, ce qui s'est passé tout à l'heure, c'était autre chose qu'un petit truc vite fait mal fait… Ça a mûri inconsciemment des jours, des semaines. Ça éclate aujourd'hui, mais ça aurait pu attendre encore…. Enfin, n'exagérons pas. Ce genre de chose, ça n'attend peut-être pas trop. Qu'en dites-vous ?
JULIUS - Le sexe qui attend ou non ? Tu sais, à mon âge, c'est le calme plat. Mais si je me souviens bien, avec Andrews… Tu as raison, cette délicieuse crise est imprévisible. Oui, c'est cela, la sexualité. Une urgence sans raison. Ni plus ni moins. (pause) Avec Andrews, nous n'employions jamais les mots « Amour », « Bonheur », « Toujours »… Nous disions seulement « bien-être » et « humour ». Ou plutôt, nous ne disions rien, nous n'avions rien à prouver Comme Nicolas et toi, nous éprouvions, surpris, transis… (songeur) Dix ans, seulement dix ans… (brusquement, pour couper court à l'émotion) Allons ! Allons ! Assez d'inepties ! Foin de romantisme. On la fête, oui ou non, ta rencontre avec Nicolas, votre « non-événement » mémorable ? Ça valait tout de même le coup d'arriver une demi-heure en retard, non ? Allez, Raph, je ne t'en veux pas. File à l'office. Biscuits et Coca Light à volonté ! Pour moi, ce sera un double scotch, s'il te plaît ! Avec beaucoup de glace. Pourvu que le cœur lâche ! Mes métastases, je les nique. C'est comme ça qu'on dit aujourd'hui, non ? Presto, per favore. E viva l'amore !


Extrait de RAPHAEËL ou LE DERNIER ÉTÉ, M. Bellin/D. Daniel, Editions ALNA
Cette pièce est l'adaptation du roman LE MESSAGER paru aux éditions H&O