Détours: Venons-en à la poésie. De nos jours, la poésie, l'écriture poétique, est devenue un art souterrain, élitaire, minoritaire, presque privé. Dans la nouvelle perspective que vous énoncez, quelle place serait-elle désormais appelée à occuper dans la société ? A quelle place de travail sur le langage des poètes, ou la poésie elle-même, pourront-ils désormais prétendre ?

Edgar Morin: Je crois, comme le disaient Lautréamont et les Surréalistes, que la poésie n'est pas seulement ce qui est écrit sous forme de poésie, mais que la poésie concerne aussi la vie. Dans le fond, de même que tout homme a potentiellement en lui à la fois un génie, un criminel et un fou, je crois que tout homme a potentiellement en lui un poète. Poésie et prose sont les deux polarités de la vie primaire. Du côté de la poésie il y a l'admiration, l'émerveillement, l'extase, l'amour. Je crois que le tissu même de la vie est un mélange de prose et de poésie. Notre façon même de penser est un mélange de prose et de poésie, et nous ne nous en rendons pas compte. Comme nous vivons dans une société techno-bureaucratique, nous voulons chasser de notre mode même de penser tout ce qui est poétique. Nous ne voulons avoir que de la prose. Or le fonctionnement du cerveau humain ne se fait pas sur le modèle d'un ordinateur digital. Il fonctionne aussi de façon analogique, métaphorique, poétique. Nos rêves sont poétiques par essence. Ceci dit, nous voyons nécessairement, je dirais dans le quotidien, la poésie sertie dans la prose, comme il y a des paillettes de diamant dans la boue. Je crois que c'est la vie elle-même qui est ainsi faite.

Détours: Ce retour au sujet dans les sciences que vous énoncez, et notamment dans les sciences sociales, cette prise en compte fondamentale de l'irrationnel, de l'imaginaire, de la transcendance dans le processus de changement social, ce qu'on pourrait appeler la fonction poétique, ne représentent-ils pas un nouveau départ, une nouvelle importance, une nouvelle chance de reconnaissance pour le travail des poètes ?

Edgar Morin: Tout d'abord, je vous dirai que je ne saurais pas répondre à la question finale. Je crois qu'il faut distinguer deux choses. En premier lieu, le retour du sujet dans les sciences humaines et les sciences sociales est absolument nécessaire et, dans certains cas, il apparaît déjà comme évident et manifeste. Dans les sciences physiques, ce qui est intéressant, c'est le retour de l'observateur, mais l'observateur n'est pas exactement le sujet. Ainsi, par exemple dans les relations d'incertitude de Heisenberg, l'observateur pertube le phénomène qu'il étudie. Mais cet observateur est plus ou moins interchangeable. Enfin, il faut qu'il soit un être humain ! ce n'est pas en tant que sujet individuel qu'il joue un rôle, c'est en tant qu'observateur. Si vous réfléchissez, derrière cet observateur interchangeable, il y a un sujet collectif, par exemple la société ou l'homme qui fait de la recherche. Ainsi, derrière l'observateur, vous trouvez les êtres humains. C'est une première chose. La deuxième, c'est le problème de l'imaginaire et de la réalité. Je suis quelqu'un qui croit que la notion même de réalité est tissée d'imaginaire, que s'il n'y avait pas de l'imaginaire pour donner substance à la réalité, il n'y aurait pas de réalité. Ainsi, de plus en plus, l'imaginaire fait partie intégrante de la réalité, de la société. On ne peut y échapper. Le problème est donc celui-ci: puisque l'imaginaire fait partie de la réalité, puisque le mythe fait partie de la réalité sociale, nous devons trouver un mode de connivence entre le mythe et l'imaginaire. Il faut cesser de penser que nous pouvons atteindre un stade de rationalité démythologisé et dépourvu de tout imaginaire. Au contraire, nous ne commençons à être véritablement rationnels que quand, à mon avis, nous reconnaissons que l'imaginaire, les mythes, font partie du tissu de notre vie. A ce moment-là, il faut dialoguer avec nous-mêmes, c'est-à-dire avoir un nouveau type de dialogue avec le mythe. Ce nouveau type de dialogue avec le mythe est, à mon avis, un dialogue de type poétique, puisqu'à ce moment-là, le mythe se retransforme en ce qu'il était à l'origine, une invention poétique qui s'est cristallisée et est devenue une vérité évidente pour tous. Par exemple, pour moi, le livre de la Genèse dans la Bible, le livre des commencements, est un livre extraordinairement poétique, justement parce que je n'y crois pas. Si j'y croyais à la lettre, ce ne serait pas un livre poétique, mais le vrai récit des origines du monde.

Détours: Beaucoup de tentatives du "philosopher à nouveau" se sont soldées par le retour au bercail du monothéisme, du judéo-christianisme, des religions révélées. Cela a des côtés sympathiques, critiques du totalitarisme, mais l'intelligentsia française ne risque-t-elle pas de passer à côté de la chance de son époque en se repliant négativement sur une impasse, une nostalgie frileuse, qui l'empêcherait de voir "poétiquement" justement, les potentialités actuelles du changement ?

Edgar Morin: Je crois que ce qui s'est passé, c'est qu'il y a eu une crise du salut religieux terrestre. Auparavant, le problème qui s'est posé en Occident, et depuis le XVIIe siècle, est celui de la crise de la religion révélée. Mais comme au même moment est arrivée une nouvelle crise, la crise du scepticisme, c'est-à-dire l'impossibilité de vivre sans croyance ou sans foi, la crise du scepticisme a produit un retour à la religion. Disons que l'ancien sceptique devient croyant. C'est le cas de Pascal, qui est exemplaire. C'est le cas type du religieux moderne qui dit: "je fais un pari". Nous avons vu cela sans arrêt jusqu'au début du XXe siècle, en France en tout cas, puisque c'est un pays très catholique. On a vu par exemple se convertir le petit-fils du grand rationaliste Renan. On a vu la conversion de Péguy, qui était élève de l'Ecole Normale Supérieure, la quintessence de l'école laïque. Par la suite, après la première guerre mondiale, la conversion, le retour à la foi, s'est fait sur le terrain de la politique, notamment à partir du moment où le stalinisme a créé un nouveau catholicisme. C'est-à-dire une nouvelle religion sinistre avec des signes imposants. La crise de cette religion-là est la crise du Messie, du Messie révolutionnaire, du Messie socialiste et du Messie prolétaire, qui a commencé en URSS puis a continué en Chine, au Vietnam, au Cambodge, à Cuba... Pour ce qui nous concerne, l'abandon de la religion de salut terrestre a fait revenir un certain nombre de gens à l'ancienne religion de salut. Ils ne se sont pas trompés, puisque c'était le salut qu'ils cherchaient, finalement. Seulement, ils n'y croient plus sur le plan du matérialisme historique. A mon avis, ceci est très compréhensible, mais le problème revient toujours: comment vivre avec l'incertitude. Il faut reconnaître qu'on ne peut pas vivre dans la certitude absolue, qu'il faut faire une sorte de dialogue permanent entre certitude et incertitude, comme je l'ai écrit dans mon livre Pour sortir du XXe siècle: "Méfiance-Confiance". Il faut dialoguer avec l'angoisse, commercer avec le doute. Nous devons assumer l'incertitude, l'inquiétude, avec le fait que nous sommes des êtres qui ne savons absolument rien de notre destin, de notre origine, dans cet univers où nous sommes périphériques. Cette vision du monde, ce changement du monde, avait commencé avec Copernic. Mais ce n'était rien Copernic ! Avec Copernic, on restait tout près du centre. Mais maintenant, c'est fini; on est totalement décentrés. C'est notre vie, c'est notre destin, je ne vois pas la possibilité de le masquer. Nous vivons avec un horizon qui est la mort, le néant, le bruit, tout ce que vous voulez, mais il n'y a pas que l'horizon, n'est-ce-pas ? Chaque moment de vie secrète son intensité, son espoir, son désespoir, et je crois qu'on doit vivre aussi dans un mélange d'espoir et de désespoir. Je crois que l'on risque de passer à côté de la chance de l'époque si la crise des illusions modernes nous amène à retourner aux illusions anciennes. Et, bien entendu, je ne dis pas que l'on doive vivre dans un total nihilisme, mais que l'on peut vivre et avoir un certain commerce curieux et contradictoire avec nos propres mythes et nos propres croyances.

Détours: Où voyez-vous la poésie de nos jours ?

Edgar Morin: Vous savez, si vous lui mettez un "P" majuscule, je la vois partout, dans le cosmos, dans la physique, dans la vie. On dit que la science et la vie sont aux antipodes. Or, il n'y a pas de science sans imagination. Et l'imagination, c'est la poésie. Je dirais que même la science produit de la poésie. Elle a déchiré aujourd'hui le voile d'un univers terriblement mécanique et monotone, qui était un univers purement ordonné, obéissant à des lois qui se répétaient sans cesse. Un univers qui commence par un coup de tonnerre, par un éclair fulgurant, c'est beaucoup plus beau que la Genèse. Mais la Genèse est aussi un livre poétique, puisque vous savez que dans la Genèse, c'est Elohim -- dont on ne sait pas du tout qui il est, un singulier pluriel -- qui sépare la terre du ciel. Mais il est évident que, quand vous réfléchissez, dans la plupart des traditions religieuses, c'est quand même Dieu qui est le forgeron du Monde. L'histoire du cosmos aujourd'hui, est celle d'un cosmos qui est à la fois son propre créateur et sa propre créature, c'est-à-dire que c'est vraiment de l'autopoïesis. Le mot "poïesis" veut dire création, et cet univers provient d'une création inouïe comportant beaucoup de destructions, de dispersions, de gaspillage, laquelle est je dirais, poïetique, et qui dit poïetique dit poétique. Un livre comme celui d'Hubert Reeves, Patience dans l'Azur, est un récit d'une poésie infinie, et c'est à peu près le résumé des hypothèses plausibles, des connaissances d'aujourd'hui sur l'origine du monde. Il y a des choses étonnantes. Il se passe nombre de phénomènes en quelques fractions de secondes puis, pendant un million d'années, il ne se passe plus rien, enfin la gravitation se met en marche et crée les métagalaxies. Je trouve que l'histoire de l'univers est redevenue fabuleuse. Elle est redevenue totalement fabuleuse, avec cette vertu d'être poétique, c'est-à-dire que la création y est mêlée à nouveau à son contraire, la destruction. La poésie est aussi présente dans le monde de la physique. Quand on pense que les astres sont des forges inouïes, des phénomènes d'une violence insensée, qui dépassent la déflagration des bombes thermo-nucléaires, et que pourtant, les univers qui sont les astres sont organisés. De temps en temps, il y en a un qui explose, la plupart explose tôt ou tard. Mais pendant leur durée de vie, quelques milliards d'années, ils fonctionnent dans le tumulte le plus incroyable. C'est héraclitéen, justement, ce mélange de furie, de désordre et en même temps d'ordre. Alors je trouve qu'aujourd'hui, la science produit de la poésie. On est stupéfié, émerveillé. Je vois cette poésie partout, dans tout ce que reflète la connaissance moderne.


Auteur : Edgar Morin, avril 1992 (Mise à jour 2007)
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