« Je voulais être avocat, défendre les pauvres et faire cracher les riches. A l'époque, deux ans après 68, ceux-ci étaient encore pourris, surtout dans les journaux que je lisais.
Je voulais être avocat parce que j'avais adoré le feuilleton télévisé « Messieurs les jurés ».
Je voulais être avocat mais la faculté de droit se trouvait rue de Fougères et comme je ne connaissais pas Rennes – ma mère non plus – je m'inscrivis à la fac la plus proche de l'entrée de la ville, en histoire-géographie.
Ma mère n'a jamais voulu traverser une cité inconnue. Elle a ses habitudes. Chaque vendredi, tous les quinze jours, elle va rendre visite à sa tante de Saint-Brieuc. Si par hasard les rues qui vont chez Jeannette étaient déviées, elle pourrait faire demi-tour, rebrousser son long chemin de soixante kilomètres et retourner à la maison sans avoir salué sa tante bien-aimée. C'est une grande aventurière.
Donc, nous nous inscrivîmes en histoire. De toute façon, je voulais la changer, cette histoire et même cette géographie, comme l'avaient fait, avant nous, les Chinois, ces millions de Chinois que nous aimions tant et qui, disait mon grand-père, finiraient par déborder. Moi, dans mes souhaits, j'étais plus précis. A la question de mon prof de géographie : « Combien y en-a-t-il ? », j'avais répondu : « Suffisamment. » Je ne me refusais rien et je n'étais pas seul ! Beaucoup de mes camarades en faisaient autant. Certains le payèrent très cher.
Les premiers jours de mon arrivée, je portais encore le blazer, celui du mariage de ma cousine, les cheveux mi-longs et j'allais régulièrement en cours. Mais parce que je venais de me payer sept ans d'internat, dont cinq ans de cris, de claques et de consignes, cela ne dura pas. On peut le dire et même l'écrire aujourd'hui, il y eut un avant et un après-Mai 68, comme dans les recettes pour maigrir.
J'avais dix-sept ans et j'étais sérieux, à l'inverse du poème de Rimbaud. Quand on veut changer la vie des autres, même contre leur gré, il faut être sérieux. C'est une responsabilité. Bien sûr, personne n'étais au courant de nos grands projets, sauf les étudiants à la sortie du restau-U et quelques ouvriers que nous pourchassions de notre bonne volonté, le samedi matin sur le marché des Lices. Très vite je montai en grade. Certains affirmaient, à ma grande joie,, que j'avais l'air d'un prolo. Rien ne pouvait m'offrir davantage de bonheur et en plus j'allais rencontrer l'un d'entre eux.
Il s'appelait Marcel. Il était grand, avec des mains qu'il aurait pu déposer le soir, avant le repas, comme on dépose ses outils. Il avait fait un peu de prison pour avoir cogné des flics à coups de panneau de stationnement interdit décroché de son socle de béton. Trois mois fermes à « Jacques-Cartier », trois mois et mon admiration assurée pour au moins six. Il portait sur les joues quelques taches de rousseur. Elles lui donnaient un air de ne pas avoir grandi. Il venait d'une vie balafrée, blessée, volée. Mais sans rancune pour elle, il espérait la changer, comme moi, comme nous quand nous allions sur le marché pour vendre à la criée notre journal rouge et noir.
Nous devînmes très vite amis. Un dimanche, je l'invitai chez ma mère et le présentai à mes voisins d'enfance – hormis la prison ils étaient dans la même situation que lui. Par Marcel, je souhaitais faire le lien avec le milieu d'où je venais. Car, pour mes voisins, j'étais passé à l'étranger. De plus, ils n'auraient pas compris qu'ayant eu la chance d'accéder aux études, je souhaite retourner parmi eux pour leur faire partager nos rêves. Je sentais bien qu'il y avait là un problème, un drame qui nous laisserait chacun seul dans notre coin, dans notre monde. Je sentais, et j'oubliais vite.
Marcel était ma première conquête, sûrement parce que nous parlions d'autre chose que de politique. Peut-être parce que nous étions comme ce couple que formaient Lenny et son immense copain dans le roman de Steinbeck Des souris et des hommes, moi en moins malin et Marcel en plus intelligent.
Quelque chose se passait entre nous de très lent, de trop lent, qui ne s'est pas propagé par manque de mains au bon endroit, à la bonne heure. Il m'avait appris à me battre. Nous allions nous entraîner à la chaîne de vélo et à la carabine à air comprimé dans la forêt de Rennes. Au cours des repas dans les petits restaurants ouvriers que nous fréquentions, nous refaisions le monde après avoir partagé à haute voix la lecture de La Mère de Gorki. Si le steak était trop cuit, trop dur, bon pour des dents de sauvages, la nappe nous éclairait de ses carreaux rouges et blancs. La carafe de vin était pleine à souhait et le coup de fourchette de Marcel bienheureux.
Très rapidement je changeai de costume. De toute façon, je n'avais jamais été à l'aise en veste coupée. A l'époque, c'était très suspect. L'uniforme était le cuir et le jean, sauf pour les cadres du mouvement, ceux qui étaient allés en Chine aux frais du Camarade pour y recevoir l'adoubement. Ils ressemblaient à des pasteurs protestants. Ils en avaient la rigueur et la foi. Leur paradis terrestre, à la différence de celui des chrétiens, se situait quelque part sur la terre, assez loin de chez nous, quelque part derrière la Grande Muraille. On l'aperçut de la lune en 1969, un an après 68, et ce n'est pas un hasard. La Lune est plus près du ciel et du paradis que la Terre. Le nombre d'enfants qui passent leur temps chez elle confirme bien ce diagnostic quant à sa nature céleste. »

Yvon Le Men, On est sérieux quand on a dix-sept ans, Flammarion, 1999