Nous souffrirons tous, plus ou moins, de cette grève de mineurs. Mais aussi nous participons tous à l'injustice qu'ils repoussent. Au premier moment, le débat paraît être entre le fonctionnaire et le mineur. Or si l'on se représente l'actionnaire passant son hiver à Nice, son été en Norvège, l'automne à des chasses, le printemps à des fêtes mondaines, pendant que le mineur, à quelques centaines de mètres sous la terre, et quelquefois même sous la mer, produit péniblement tous ces plaisirs de l'actionnaire, quand on pense à cela, quand on veut bien y penser, on sent un mouvement de révolte ; la justice parle un langage très clair. Mais il n'est pas inutile non plus que chacun réfléchisse à sa propre action, à sa complaisance, à sa complicité de tous les jours.

Car nous sommes tous prodigues. Nous ne respectons pas les produits du travail ; nous oublions le travail. Un enseignement superficiel trompe ici tout le monde. ; on nous fait admirer le machinisme, les communications, le mouvement prodigieux des hommes et des choses consommables d'une ville à l'autre ; on ne fait point voir qu'une conséquence inévitable de cette activité des échanges, c'est la multiplication du travail humain. Le dépeuplement des campagnes signifie que le travail devient de jour en jour plus pénible, plus pressant, moins libre qu'autrefois.

L'enfant connaît l'histoire d'un morceau de pain ; il y retrouve le travail du paysan ; il connaît l'histoire d'un morceau de charbon ; il y retrouve le coup de pic du mineur. Mais quoi ? se dit-il. Il faut du pain et du charbon. Et c'est vrai. Mais ce qu'il faudrait raconter clairement, c'est l'histoire de ces trains express, de ces tramways électriques, de ces téléphones, de tout ce mouvement de luxe, si l'on peut dire, qui semble adoucir les frottements de la vie, mais qui redouble le travail de l'usine et le travail du mineur. On peut dire que nos moindres actions sont un gaspillage de charbon. Je prends le tramway ; c'est le charbon qui me traîne ; c'est le mineur qui me traîne. Si j'allais à pied, rigoureusement, le mineur travaillerait moins. Je prends un train entre dix ; j'occupe à moi seul un compartiment de huit places ; je choisis mon heure, je ne veux pas attendre. Si je consentais à prendre un train unique, dans lequel je n'aurais qu'une place, qui roulerait moins vite, qui s'arrêterait un peu plus souvent, le mineur aurait moins de peine. Je téléphone pour dire bonjour ou bonsoir, ou pour éviter d'écrire trois lignes ; c'est toujours le mineur qui paie ; car tout ce qui est métal suppose une dépense de charbon. Je ne jetterais pas du pain, mais je jette du charbon au vent. Et pourtant qu'est-ce que le travail du laboureur, du semeur, du moissonneur, comparé au travail du mineur ?Si donc cette grève nous force à travailler un peu de nos jambes ou de notre patience, ce n'est que justice. Nous ne sommes pas arbitres, nous sommes complices.

Alain

10 mars 1912

Propos d'un normand (1906-1914), Gallimard, 1959