Mes morceaux choisis :

Les chapitres XVI à XX : la préparation de la réception par l'ineffable Mme Antoinette Deume, née Leerberghe (irrésistible de vulgarité bourgeoise et de drôlerie femelle !) et le ratage final.« Dents projetées en avant, elle sortit en pompe et majesté de possédante, corsetée de dignité et la tête haut levée, passant trois fois sa main sur son arrière-train comme pour le caresser, geste machinal sans doute destiné à s'assurer qu'elle s'était bien remise en état de décence et que son kimono n'était pas resté soulevé à la suite de sa station dans le lieu que son mari appelait « le petit endroit » ou encore « la çambrette où les rois ne vont pas à ceval. »

Autres extraits nettement plus lyriques :

« Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient, d'eux seuls préoccupés, goûtaient l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus. Béate d'être tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, parfois reculant la tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles point toujours comprises, car elle le regardait trop, mais toujours de toute son âme approuvées, qui lui murmurait qu'ils étaient amoureux, et elle avait alors un impalpable rire tremblé, voilà, oui, c'était cela, amoureux, et il lui murmurait qu'il se mourait de baiser et bénir les longs cils recourbés, mais non pas ici, plus tard, lorsqu'ils seraient seuls, et alors elle murmurait qu'ils avaient toute la vie, et soudain elle avait peur de lui avoir déplu, trop sûre d'elle, mais non, ô bonheur, il lui souriait et contre lui la gardait et murmurait que tous les soirs, oui, tous les soirs ils se verraient. »

(…)

« Attentes, ô délices, attentes dès le matin et tout le long de la journée, attentes des heures du soir, délices de tout le temps savoir qu'il arriverait ce soir à neuf heures, et c'était déjà du bonheur. Aussitôt réveillée, elle courait ouvrir les volets et voir au ciel s'il ferait beau ce soir. Oui, il ferait beau, et il y aurait une nuit chaude avec beaucoup d'étoiles qu'ils regarderaient ensemble, et il y aurait du rossignol qu'ils écouteraient ensemble, elle tout près de lui, comme la première nuit, et ensuite ils iraient, iraient se promener dans la forêt, se promener en se donnant le bras. Alors, elle se promenait dans sa chambre, un bras arrondi, pour savourer déjà. Ou bien, elle tournait le bouton de la radio, et si c'était une marche guerrière déversée de bon matin, elle défilait avec le régiment, la main à la tempe, en raide salut militaire, parce qu'il serait là ce soir, si grand, si svelte, ô son regard.

Parfois, elle refermait les volets, tirait les rideaux, fermait à clef la porte de sa chambre, mettait des boules de cire dans ses oreilles pour n'être pas dérangée par les bruits du dehors, bruits que cette belle pédante appelait des réducteurs antagonistes. Dans l'obscurité et le silence, couchée, elle fermait les yeux pour se raconter, souriante, ce qui s'était passé hier soir, tout ce qu'ils avaient dit et tout ce qu'ils avaient fait, se le raconter, blottie et ramassée, avec des détails et des commentaires, s'offrir une fête de racontage à fond, comme elle disait, et puis se raconter aussi ce qui se passerait ce soir, et il lui arrivait alors de toucher ses seins.

Parfois, avant de se lever, elle chantait tout bas, tout bas pour n'être pas entendue par la domestique, chantait contre l'oreiller l'air de la Pentecôte de Bach, remplaçait le nom de Jésus par le nom de l'aimé, ce qui la gênait, mais c'était si agréable. Ou encore elle parlait à son père mort, lui disait son bonheur, lui demandait de bénir son amour. Ou encore elle écrivait le nom de l'aimé sur l'air, avec son index, l'écrivait dix fois, vingt fois. Et si, n'ayant pas encore pris son petit déjeuner, elle avait soudain un borborygme de faim, elle se fâchait contre le borborygme. Assez ! Criait-elle au borborygme. C'est vilain ! Tais-toi, je suis amoureuse ! Bien sûr, elle se savait idiote, mais c'était exquis d'être idiote, toute seule, en liberté.

Ou encore elle décidait de faire une séance de regardage à fond. Mais d'abord se purifier, prendre un bain, indispensable pour le rite, mais attention, engagement d'honneur de ne pas se raconter dans le bain comment ce serait ce soir, sinon on n'en finirait plus et ça retarderait le rite. Vite le bain et puis vite avec lui, vite la séance de regardage ! A cloche-pied parce qu'elle était heureuse, elle courait vers la salle de bains. Devant la baignoire lente à se remplir, elle entonnait de toute âme l'air de la Pentecôte.

Mon âme croyante,
Sois fière et contente,
Voici venir ton divin roi.

Après le bain, c'était le même cérémonial que pour le racontage. Volets fermés, rideaux tirés, lampe de chevet allumée, boules de cire dans les oreilles. Le dehors n'existait plus et le rite pouvait être célébré. Les photographies étalées sur le lit, mais à l'envers pour ne pas risquer de les voir d'avance, elle s'étendait, prenait la photographie préférée, lui sur le sable d'une plage, la recouvrait tout entière de sa main, et c'était la fête de regarder. D'abord, rien que les pieds nus. Beaux, bien sûr, mais pas follement intéressants. Sa main remontait un peu, découvrait les jambes. C'était mieux, beaucoup mieux déjà. Aller plus haut ? Non, pas tout de suite, attendre jusqu'à n'en plus pouvoir. Enfin, par petits coups, sa main se déplaçait, révélant progressivement, et elle se repaissant. C'était lui, lui de ce soir. Ô le visage, le visage maintenant, lieu de bonheur, le visage, son beau tourment. Attention, ne pas regarder trop. Lorsqu'on regardait trop, on ne sentait plus. Oui, le visage était tout de même le plus important, quoique le reste aussi, tout le reste, même ce qui, enfin oui. Lui, tout lui, de tout lui sa religieuse.

Elle se défaisait de son peignoir, regardait tour à tour son homme nu et la femme nue de son homme. Ô Sol, sois ici, soupirait-elle, et elle éteignait, pensait à ce soir, dès qu'il arriverait, leurs bouches. Mais elle n'oubliait pas, ne voulait pas oublier que c'était lui qu'elle aimait avant tout, lui, son regard. Et ensuite il y aurait ce qu'il y aurait, l'homme et la femme, poids béni, ô lui, son homme. Lèvres ouvertes, lèvres humides, elle fermait les yeux, et ses genoux se rapprochaient.Attentes, ô délices. Après le bain et le petit déjeuner, merveille de rêvasser à lui, étendue sur le gazon et roulée dans des couvertures, ou à plat ventre, les joues dans l'herbe et le nez contre de la terre, merveille de se rappeler sa voix et ses yeux et ses dents, merveille de chantonner, les yeux arrondis, en exagérant l'idiotie pour mieux se sentir végéter dans l'odeur d'herbe, merveille de se raconter l'arrivée de l'aimé ce soir, de se la raconter comme une pièce de théâtre, de se raconter ce qu'il lui dirait, ce qu'elle lui dirait. En somme, se disait-elle, le plus exquis c'est quand il n'est pas là, c'est quand il va venir et que je l'attends, et aussi c'est quand il est parti et que je me rappelle. Soudain, elle se levait, courait dans le jardin avec une terreur de joie, lançait un long cri de bonheur. Ou encore elle sautait par-dessus la haie de roses. Solal ! criait cette folle à chaque bond. »


Albert COHEN, Belle du Seigneur, NRF Gallimard, 1981


L'histoire éditoriale de Belle du Seigneur est à elle seule un roman. Commencée en 1935, promise au public dès 1938, cette merveille des merveilles ne vit le jour, après force coupes et remaniements, qu'en 1968. Bien que le moment fût peu propice aux succès littéraires, Albert Cohen fit un malheur - et un malheur si durable que les éditions Gallimard jugèrent tout à fait prématuré d'envisager une édition de poche. Mieux, la Belle revêtit la reliure en peau de mouton havane de La Pléiade avant d'enfiler le modeste cartonnage blanc de la collection Folio. C'est seulement aujourd'hui, au bout de trente ans, qu'elle est enfin offerte à toutes les bourses. Une occasion à saisir pour assister à la rencontre de Solal et d'Ariane, d'un haut fonctionnaire de la SDN et d'une bourgeoise mal mariée, d'un aristocrate juif cosmopolite et d'une divine protestante genevoise. Pendant plus de mille pages, Cohen mélange les genres: l'hymne à l'amour, la satire, le monologue avant-gardiste, la tragicomédie, la critique de mœurs, l'humour lyrique. Il hausse le ton, il force sa voix, il imite les accents les plus divers, il s'expose à tous les dangers, y compris au ridicule, il multiplie les acrobaties. Sans filet. Et jamais il ne trébuche. C'est incroyable. On a souvent envie d'applaudir. Parfois on n'en croit pas ses yeux. Car, depuis un demi-siècle, il n'y a pas eu cinq romans de langue française qui virevoltent à pareille altitude. (Didier SENECAL)