AMOUR SACRÉ, AMOUR CASTRÉ

« Voilà, c'est fait. Comme on s'y attendait, le Vatican vient d'interdire aux homosexuels l'accès aux Ordres sacrés. L'exclusion est enrobée comme il se doit de douceur et de compassion. Il n'empêche, l'ordre règne à Rome. Puisque trop de pédophiles s'étaient infiltrés dans ses rangs, il était urgent pour l'Institution de débusquer des biques émissaires : les homosexuels. Forcément ! Sous ce nettoyage à l'eau bénite - outre l'amalgame répugnant - c'est toute la logique catholique qui est ainsi mise à nu quant au rapport de la Sexualité humaine (accessoirement l'amour) avec le Sacré (accessoirement la foi).
Tout procède toujours en fait de la même logique, une logique évidente, massive, limpide : à un Dieu mâle, des serviteurs mâles ; à un Dieu pur, des presbytes purs. Comment en effet le phallus (et ses pratiques supposées infamantes) pourrait-il devenir l'échelle de Jacob permettant d'accéder aux Saints Mystères par le truchement desquels le Corps christique – supplicié et sublimé – devient par transsubstantiation une pâle et molle hostie ? "L'Eglise, même si elle respecte profondément les personnes homosexuelles, ne peut admettre comme prêtres ceux qui pratiquent l'homosexualité, qui présentent des tendances homosexuelles profondes ou qui soutiennent ce qu'on appelle la "culture gay", car il s'agit d'une situation qui représente un obstacle aux relations correctes entre hommes et femmes". Cherchez la femme ? Du côté de sa relation harmonieuse avec son homme (hétéro) ? Ce serait botter en touche. Cherchons à mon avis une explication plus subtile, entre Freud et Mircea Eliade, qu'on pourrait résumer de manière abrupte et imagée : puisque le Dieu chrétien ne bande pas, tout prêtre consacré ne peut être qu'un lévite asexué… à défaut d'être castré ! Ou symboliquement écarté. D'ailleurs, les homosexuels ne sont pas les seuls à être stigmatisés. On pourrait dire des choses très voisines concernant l'empêchement des femmes puisque, depuis des temps immémoriaux, les « servantes du Seigneur » ne peuvent accéder au sacerdoce à cause de leur sexe. Menstruations, pollutions, éjaculations… mêmes tabous, mêmes interdits. Là où le Sacré commande, le Plaisir débande.
Dans son livre « Contre Dieu » (Phébus, 1997), qui éclipse par sa sagacité et son humour la récente charge de Michel Onfray, Alain Tête a bien analysé cette logique manichéenne. « L'amour profane et l'amour sacré, Eros et Agapè, sont incompatibles parce que l'un est faux et l'autre vrai. Dans l'un, le corps jouit. Dans l'autre, l'âme parle. (…) L'amour sacré est l'amour castré d'un humain qui ne l'est pas assez (castré) : un humain trop humain en quelque sorte. (…) Que le christianisme soit hanté par le déni du phallus et que ce déni prenne la forme de l'amour mystique, en sacralise la vérité, en fasse pour l'homme un devoir, resterait inintelligible si Dieu bandait. Mais nous savons que le dieu chrétien ne bande pas. Il aime. Dieu incarné mais dieu vierge, né d'une vierge, Jésus est le déni du corps sexué et le christianisme sa hantise perpétuée. On leur doit une forme d'érotisme qu'ignoraient Athènes et Rome, celui du conflit d'Eros et d'Agapè, qui donna à la volupté un piment, une odeur, un râle que l'humanité avait jusqu'alors ignorés. En inventant un amour pur, le christianisme a brisé pour longtemps l'unité humaine puisque l'aimé a une âme avant d'avoir un corps. De là ce trouble spécifique que le christianisme a introduit dans le langage du sexe. Ne relevant plus de la fascination antique (regard d'effroi devant le « fascinus », pénis tumescent), l'amour profane est désormais une profanation. »
Or, le sanctuaire catholique ne tolère pas la profanation. Ni Pythie ni vestales. Les saintes femmes resteront donc sacristines, les clercs de (vieux) célibataires consacrés et les homos de pauvres zozos ! D'ailleurs pourquoi le dicastère romain ne créerait-il pas à leur intention un nouvel ordre (mineur) : celui des jongleurs de Notre-Dame des Fleurs gambillant sur le parvis ad majorem gloriam Dei ?! Rions, mes frères, pour ne pas avoir à en pleurer. Juste un mot pour finir : le génie, c'est de fuser (!) en restant économe. Démonstration : Nietzsche. En quelques mots, il disait déjà la même chose en mieux : « Le christianisme a donné du poison à boire à Eros ; il n'en est pas mort, mais il a dégénéré en vice. »

L'air du temps est décidément au sursaut moral et à la cure de désintoxication biblique. Raison de plus pour résister et ne pas nous amender. Ayant quant à moi goûté successivement à ces deux liqueurs (la première combien amère !) – le déni du corps consacré et la rédemption par l'amour sexué – ma religion est faite depuis longtemps et mon ivresse assumée : pecca fortiter ! »


Michel Bellin, IMPOTENS DEUS, de l'angélisme chrétien à l'homophobie vaticane (mélanges), ALNA, 2006 [Epuisé]