Dès que je pénètre dans sa chambre, en ce dimanche matin, si paisible, en ce lieu si clean, mon appréhension s'envole. Juste un élan de tendresse vers lui. Comme il m'apparaît menu dans son grand lit blanc médicalisé !
Ce qui est le plus frappant, presque redoutable, au milieu du fatras de tubes et de tuyaux, c'est sa bouche immense (la prothèse dentaire a été confisquée), un trou impressionnant d'où sortent, en se bousculant, des bribes incompréhensibles, une sorte de gargouillis plutôt comique. Mais son regard pétille tandis que mes yeux s'embuent. C'est bien lui, si différent, toujours le même, toujours fidèle, encore humain… C'est bien « nous » mais pour combien de jours encore… combien d'heures ?
Mes mots deviennent encombrants, obscènes, inutiles. A côté de la plaque. Ils sonnent faux. Mais la peau, elle, ne ment pas, comme autrefois dans nos étreintes généreuses. Ma main serre sa main, longuement, silencieusement. C'est comme un pacte doux et tiède – car, étonnamment, sa main est tiède, nos paumes lisses et fraîches : ça fait du bien, à lui, à moi, à nous deux réunis. Plus besoin de mots. Dans son œil, soudain, plus vive une flamme : l'amitié pétille, les souvenirs communs, la réciproque gratitude (parce que c'était lui, parce que c'était moi), l'humour teinté de cynisme qui nous a si souvent réunis dans une amicale et salutaire connivence : C'est donc ça la vie ? Tout ça pour ça ! Basta le lyrisme ! Pauvre carcasse qui cependant pensait, rêvait, créait, aimait, se projetait vers un futur trompeur… où s'entrouvre pour chacun le trou fatal puisque vivre, c'est perdre du terrain, semer en pure perte, flétrir et faner, se racornir, se séparer jusqu'à cette ultime solitude où chaque mourant s'avance seul… Puisque tout passe, tout lasse, tout casse… tout trépasse. Et donc, en attendant, seul l'amour, pour reconquérir le terrain perdu, pour garder le cap, seuls l'amitié et l'amour qui valent le coup car ils rendent vivant, davantage vivant !
Il y a quelques jours, j'avais envoyé à B., directement à la clinique, juste avant l'opération, des poèmes, SES poèmes, ceux qu'il m'avait offerts à la fin du siècle dernier. Du coup, m'avait-il murmuré au téléphone, il en avait sangloté d'émotion et de reconnaissance : ces quelques mots, c'était lui, c'étaient – intactes – sa jeunesse, sa créativité, son émotion, sa joie de vivre, sa sensibilité à fleur de rimes, tout ce qui me le rendait… pardon, tout ce qui me le rend en cette fin août si proche, si précieux, éternellement proche et immortel. Je crois qu'il avait retrouvé aussi, à travers ces mots retranscrits noir sur blanc, sa fierté et l'estime de soi qui est le meilleur viatique.
Aujourd'hui, déjà à des centaines de kilomètres de mon ami moribond, sur ce site – qu'il ne pouvait plus lire depuis des mois – je recopie les mêmes poèmes, en hommage, en reconnaissance : ces mots – les siens – me rendront à tout jamais leur auteur beau, jeune, artiste, vivant, farouchement écolo, amoureux, libre, fraternel, amoureux des fleurs, de la musique, de son chien Titus et de toutes les bêtes, généreux, si généreux en amitié, en temps, en cadeaux… en un mot humain, éternellement humain. Pas belle, la vie ?!!!


EFFLUVES

Sur des sentiers qui n'allaient nulle part
J'ai cueilli tant de fleurs
De printemps et d'automne !
Je me suis enivré des effluves têtues
De lavande et de romarin !
Paupières closes où le soleil d'été
Jetait l'éclat de ses pourpres baisers.
Ô ces brassées de frissons parfumés
Où j'endormais ma chair apaisée
Caressant des bouquets de tiges épanouies !

COLCHIQUE

J'ai cueilli tout à l'heure au secret d'un fossé
Le sourire fatigué d'une dernière fleur
Fripée d'automne et transie de rosée
Robe fragile d'un azur attardé.
Sur son pistil une dernière abeille
Vient consoler une étrange agonie
Un pétale s'affaisse et brise son élan.
J'entends mourir quelque part un ami !

REVE

J'ai rêvé d'un grand pont
Jeté sur l'univers
Où, un jour, nous irions
Tous ensemble, pour voir.
J'ai rêvé d'un grand pont
Qui nous emporterait jusqu'au fond de l'espace
Où nous pourrions savoir.

Et pour ce grand voyage
J'ai habillé mon cœur
De lumière et d'espoir :
Questions, recherches… hasard ?
J'ai fini mon périple dans l'infini qui meurt…
Il me reste un chemin
Grand ouvert et sans fin
Où ma confiance rit.

ERRANCE

Tous ces chemins sous mes pas
Qui s'embrouillent et se cherchent
Et ne trouvent jamais leur issue !
J'erre comme un nuage vagabond
Qui ne sait pas le vent.
Hiératique, la cohorte des peupliers
Semble baliser une route.
Mais celle-ci s'en va soudain plonger
Au marais glauque et figé
De mes indifférences.
Mon bagage est trop lourd
D'inutiles questions.

QUESTIONS

Laisse parfois les questions
Sans réponse.
Pourquoi blesser ton cœur
Et inquiéter ton âme ?
Dans les jours sans soleil
L'arbre ne réclame pas son ombre ;
Il faut savoir errer des chemins de ténèbres
D'incertitudes et de mystères.

Pourquoi blesser ton cœur
Et inquiéter ton âme ?
Au dédale de mes questions
Je me suis épuisé
A chercher des issues,
Impatiences immédiates, stériles ambitions !
Savoir laisser le temps au temps
Le dernier mot des choses
Ne se dit jamais
Qu'au-delà du silence du cœur
Et dans l'humilité de l'amour.

Pourquoi blesser ton cœur
Et inquiéter ton âme ?
L'instant viendra
Où dans l'inattendu de sa lumière
La Parole enfin trouvera tout son sens.

[automne 1996]


Sélection de poèmes de Bernard L.
recueillis par son ami Michel

Fin août 2007