Toute l'éloquence humaine dans toutes les assemblées de tous les peuples et de tous les temps peut se résumer en ceci : la querelle du droit contre la loi.
Cette querelle, et c'est là tout le phénomène du progrès, tend de plus en plus à décroître. Le jour où elle cessera, la civilisation touchera à son apogée, la jonction sera faite entre ce qui doit être et ce qui est, la tribune politique se transformera en tribune scientifique ; fin des surprises, fin des calamités et des catastrophes ; on aura doublé le cap des tempêtes ; il n'y aura pour ainsi dire plus d'événements ; la société se développera majestueusement selon la nature ; la quantité d'éternité possible à la terre se mêlera aux faits humains et les apaisera.
Plus de disputes, plus de fictions, plus de parasitismes ; ce sera le règne paisible de l'incontestable ; on ne fera plus des lois, on les constatera ; les lois seront des axiomes : on ne met pas aux voix deux et deux font quatre ! le binôme de Newton ne dépend pas d'une majorité ; il y a une géométrie sociale ; on sera gouverné par l'évidence ; le code sera honnête, direct, clair ; ce n'est pas pour rien qu'on appelle la vertu la droiture. Cette rigidité fait partie de la liberté ; elle n'exclut en rien l'inspiration ; les souffles et les rayons sont rectilignes. L'humanité a deux pôles, le vrai et le beau ; elle sera régie, dans l'un par l'exact, dans l'autre par l'idéal. Grâce à l'instruction substituée à la guerre, le suffrage universel arrivera à ce degré de discernement qu'il saura choisir les esprits ; on aura pour permanent le concile permanent des intelligences.
Cette société de l'avenir sera superbe et tranquille. Aux batailles succéderont les découvertes ; les peuples ne conquerront plus, ils grandiront et s'éclaireront ; on ne sera plus des guerriers, on sera des travailleurs ; on trouvera, on construira, on inventera ; exterminer ne sera plus une gloire. Ce sera le remplacement des tueurs par les créateurs. La civilisation qui était toute d'action sera toute de pensée ; la vie publique se composera de l'étude du vrai et de la production du beau ; les chefs-d'œuvre seront les incidents ; on sera plus ému d'une Iliade que d'un Austerlitz. Les frontières s'effaceront sous la lumière des esprits. La Grèce était très petite ; notre presqu'île du Finistère, superposée à la Grèce, la couvrirait ; la Grèce était immense pourtant, immense par Homère, par Eschyle, par Phidias et par Socrate. Ces quatre hommes sont quatre mondes.Cette grandeur, la France l'a, et l'aura de plus en plus. La France a cela d'admirable qu'elle est destinée à mourir ; mais à mourir comme les dieux, par la transfiguration. La France deviendra Europe. Certains peuples finissent par la sublimation comme Hercule ou par l'ascension comme Jésus-Christ. On pourrait dire qu'à un moment donné un peuple entre en constellation ; les autres peuples, astres de deuxième grandeur, se groupent autour de lui, et c'est ainsi qu'Athènes, Rome et Paris sont pléiades. Lois immenses. La Grèce s'est transfigurée, et est devenue le monde païen ; Rome s'est transfigurée, et est devenue le monde chrétien ; la France se transfigurera, et deviendra le monde humain. La révolution de France s'appellera l'évolution des peuples. Pourquoi ? Parce que la France le mérite ; parce qu'elle manque d'égoïsme, parce qu'elle ne travaille pas pour elle seule, parce qu'elle est créatrice d'espérances universelles, parce que là où les autres nations sont seulement des sœurs, elle est mère. Cette maternité de la généreuse France éclate dans tous les phénomènes sociaux de ce temps ; les autres peuples lui font ses malheurs, elle leur fait leurs idées. Sa révolution n'est pas locale, elle est générale ; elle n'est pas limitée, elle est indéfinie et infinie. La France restaure en toute chose la notion primitive, la notion vraie. Dans la philosophie elle rétablit la logique, dans l'art elle rétablit la nature, dans la loi elle rétablit le droit.
L'œuvre est-elle achevée ? Non, certes. On ne fait encore qu'entrevoir la plage lumineuse et lointaine, l'arrivée, l'avenir.
En attendant on lutte.
Lutte laborieuse.
D'un côté l'idéal, de l'autre l'incomplet.
Avant d'aller plus loin, plaçons ici un mot qui éclaire tout ce que nous allons dire, et qui va même au-delà.
La vie et le droit sont le même phénomène. Leur superposition est étroite.
Qu'on jette les yeux sur les êtres créés, la quantité de droit est adéquate à la quantité de vie.

De là, la grandeur de toutes les questions qui se rattachent à cette notion : le Droit.


Victor HUGO, Actes et Paroles, I, « Le droit et la loi ».